Fondation Jean Piaget

Epistémologie de la logique: Introduction

Le problème d’une épistémologie de la logique
Une certaine idée de la logique
L’objet d’une épistémologie de la logique
Les solutions au problème de l’origine de la logique


Le problème d’une épistémologie de la logique

Parmi l’ensemble des études que Piaget a consacrées à l’épistémologie des sciences, celle sur l’épistémologie de la logique est certainement la plus délicate à traiter, pour une raison que l’auteur a décrite plusieurs fois: le problème de la délimitation des disciplines et des objets étudiés.

Trois disciplines sont en jeu dans l’épistémologie génétique de la logique, et toutes trois peuvent prétendent avoir à faire à une question qui traite d’une manière ou d’une autre du fondement et de la signification des connaissances logiques. Ces trois disciplines sont l’épistémologie, la logique et la psychologie.

L’épistémologie génétique de la logique revient à utiliser l’étude de la genèse de la pensée logique chez l’enfant comme instrument de résolution de problèmes épistémologiques relatifs à la logique, dont les problèmes de l’origine et de la signification de cette discipline. Mais il existe par ailleurs une épistémologie logique, faites par les logiciens ou par des philosophes logiciens, qui cherchent à résoudre par voie logique des problèmes relatifs au fondement et à la signification de la logique.

L’articulation de la psychologie (des activités logiques) et de l’épistémologie génétiques ne pose pas de problèmes de fond: l’objet de la psychologie peut en un sens être conçu comme un sous-domaine de celui de l’épistémologie génétique, qui englobe l’histoire. Quant aux questions propres à chacune de ces deux disciplines, elles sont les unes avant tout centrées sur les activités logiques du sujet, les autres sur la nature de ses connaissances logiques.

Au contraire l’articulation entre l’épistémologie génétique et l’épistémologie logique est beaucoup plus difficile. La preuve en est que ces deux courants de recherche se sont développés en parallèle au cours du vingtième siècle, sans réel effort d’intégration. Il faut pourtant relever que si Piaget n’a pas cherché à intégrer l’épistémologie logique des logiciens, il n’en a pas moins inclus la méthode logique au sein de l’épistémologie génétique.

Epistémologie génétique et épistémologie logique

En utilisant la psychologie génétique comme moyen de résolution de problèmes d’épistémologie de la logique, Piaget a clairement choisi une voie périlleuse dans la mesure où la majorité des philosophes logiciens semblait avoir accepté le point de vue anti-psychologique de Frege et de Russell, déniant à la psychologie toute possibilité de répondre à des questions sur la nature des réalités logiques.

Une part de son activité en épistémologie de la logique consistera dès lors à délimiter le plus soigneusement possible les questions relevant de chacune des disciplines impliquées dans l’étude de la logique. Dès ce niveau, il intervient pourtant des choix qui vont de fait creuser l’écart entre les logiciens et Piaget (à l’exception des rares logiciens qui accepteront le point de vue défini par celui-ci). Ces choix portent à la fois sur ce qu’est, au moins en première approximation, l’objet de la logique, et sur le rôle de la logique dans la résolution des problèmes épistémologiques. La position de l’auteur sera plutôt hétérodoxe sur ces deux points, ce qui lui vaudra quelques déboires dans ses relations avec les logiciens de profession.

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Une certaine idée de la logique

En première approximation la logique est, pour Piaget comme pour les logiciens, la science des énoncés en tant que ceux-ci peuvent être vrais ou faux d’un point de vue strictement formel (la question de la vérité ou de la fausseté d’un proposition par rapport à l’état du monde qu’elle exprime relève de la méthodologie). La vérité formelle d’une proposition dépend du fait que, dans son rapport aux autres propositions, elle respecte les règles ou les lois dont la logique affirme ou montre qu’elles sont les conditions formelles de cette vérité.

Piaget ne mettra jamais en doute que c’est bien à la logique du sujet, puis plus sûrement à la logique du savant, que revient la décision en ce qui concerne les règles ou les lois de la vérité logique, normes auxquelles doit évidemment se soumettre le psychologue s’il ne veut pas introduire la fausseté formelle au sein de ses affirmations. Reste toutefois une question. Que faut-il entendre par proposition ou par énoncé?

Si Piaget s’accorde avec les logiciens pour affirmer que c’est à ceux-ci que revient la tâche de décrire les conditions formelles de la vérité, en revanche lorsqu’il s’agit de préciser quel est cet objet dont le logicien étudie les conditions de vérité, il s’écarte de la tradition qui, sous l’emprise de l’épistémologie logique, a dominé toute la logique de ce siècle.

Logicisme et formalisme

La recherche des fondements des mathématiques a lancé les logiciens sur les voies du logicisme ou du formalisme.

Le logicisme veut faire reposer la totalité des sciences mathématiques, la logique inclue, sur les objets de base de la logique. Ces objets ce sont les propositions. Le formalisme, tout en rejetant le réductionnisme propre au logicisme, admet que la matière de base ce sont des signes dépourvus de signification autre que celle que leur confère le système formel auxquels ils appartiennent.

Dans le premier cas, le sujet psychologique est absolument rejeté: le fait que les propositions soient énoncées par des sujets n’a strictement aucune importance. Seul compte le contenu et la vérité logiques des propositions. Dans le second cas la place du sujet est minimale. Son rôle consiste tout au plus à lire les symboles écrits et à suivre les règles décrites sur le papier.

Piaget au contraire adopte la thèse selon laquelle «opérer sur des signes consiste [...] à opérer sur des significations, c’est-à-dire à composer des opérations intellectuelles» (JP72a, p. 8). En d’autres termes, et sans trop se soucier du fait qu’il prend le contre-pied du courant dominant de la logique symbolique du vingtième siècle, il soutient la thèse selon laquelle «la logique serait donc, en deuxième approximation, la théorie formelle des opérations de la pensée» (p. 9).

La logique comme activité du sujet

Piaget est tout à fait conscient qu’en utilisant la notion d’opération, rejetée par Russell, il introduit un biais dans sa définition. Son intention, ce faisant, est de permettre de «dégager les caractères de [...] totalités opératoires, que constituent, sur chaque palier de formalisation, tantôt les classes et les relations, tantôt les propositions elles-mêmes» (p. 10).

Peut-être les logiciens engagés de leur propre côté dans des travaux de fondements auraient-ils pu accepter le choix de Piaget d’étudier les opérations logiques du sujet, puisqu’alors la logique opératoire développée de ce point de vue n’aurait pas d’autre fin que de décrire ce qui se passe dans la genèse de la pensée naturelle. Ce faisant l’auteur ne serait pas sorti d’une définition restrictive de l’épistémologie génétique, vue comme branche particulière de la psychologie génétique.

Mais bien sûr là n’était pas son intention profonde. Celle-ci porte sur des questions plus larges que celle de la seule logique de l’enfant. C’est bien à l’épistémologie de la logique toute entière que Piaget veut apporter des réponses à travers l’étude de la logique de l’enfant. Et c’est ce qui transparaît dans le passage suivant de l’introduction, où il affirme:
    «[Qu’il ] est aussi faux logiquement que psychologiquement de croire que l’on puisse se donner une classe, une relation, ou même un objet individuel pourvu d’un certain nombre d’attributs positifs ou négatifs [...], sans faire intervenir des opérations (de réunion, de correspondance, de substitution, de sériation, etc.)» (JP72a, p. 10).
Le logicien, lui, affirmera pouvoir se donner tel ou tel objet de la manière qui lui plaît, et notamment par un jeu de définitions qui ne fait pas intervenir les opérations mentionnées par Piaget. Ce à quoi celui-ci pourra rétorquer que l’activité de définition, sinon la définition elle-même, fait intervenir des opérations de pensée telles que la réunion, la substitution, etc.

Ce qui permet à Piaget d’avancer, en dépit des critiques parfois virulentes que certains logiciens peuvent lui adresser (dont E. Beth, qu’il persuadera de venir travailler avec lui et avec qui il écrira un "essai sur les relations entre la logique formelle et la pensée réelle" (EEG14), c’est qu’il sait bien, avec Pascal et d’autres penseurs, que tout vouloir fonder par la seule méthode logique n’aboutit le plus souvent qu’à faire reposer un édifice majestueux sur du sable.

L’illusion logiciste

Piaget ne remet pas en question l’importance de la méthode logique dans l’étude des fondements et de la signification de toutes les sciences, la logique comprise. Il ne croit simplement pas que la logique puisse à elle seule résoudre les problèmes épistémologiques, et, affirmation plus risquée, il ne croit pas qu’elle soit la voie exclusive pour résoudre le problème de la construction de la logique:
    «[...] on ne peut construire la logique qu’au moyen de raisonnements logiques admis sous une forme ou une autre (intuitivement, etc.). Mais toute la question est de savoir s’il faut rétrécir ce cercle, au risque de le rendre vicieux, ou s’il est possible de l’élargir, quitte à le rendre solidaire du système circulaire des sciences dans leur ensemble» (JP72a, p. 2). La réponse sera qu’il faut éviter de «s’installer directement en plein formalisme, dans une science qui constitue l’analyse des conditions préalables de toute démonstration déductive, c’est-à-dire précisément de toute formalisation, ou si la meilleure méthode, pour atteindre le formel en ses aspects les plus significatifs, ne serait pas de suivre les étapes de la formalisation logique elle-même: il s’agirait donc de partir du sol pour se diriger vers le toit» (p. 3).
En dépit des lacunes et des insuffisances formelles ou logiques que les logiciens ont découvert dans les travaux de Piaget sur la logique, la situation de l’épistémologie logique, les argumentations sans fin que l’on y constate entre nominalisme, conceptualisme, réalisme, etc., en ce qui concerne la nature des objets de la logique, permet de penser que la piste ouverte par Piaget, qui articule méthode psychogénétique et analyse logique, est peut-être la plus prometteuse, même si elle est toujours largement ignorée des logiciens intéressés par les questions épistémologiques.

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L’objet d’une épistémologie de la logique

Si l’épistémologie génétique privilégie l’étude de la genèse de la pensée enfantine pour résoudre certains problèmes d’origine et de signification des sciences sur lesquelles elle se penche, elle ne manque pas de partir du point d’arrivée auquel chacune de ces sciences est parvenue dans la description des réalités qui la concernent. Il en va d’ailleurs de même de la logique.

Lorsque Piaget a commencé ses recherches sur la logique de l’enfant, les logiciens avaient coutume de considérer trois grandes familles d’entités logiques: les propositions, les classes et les relations. Ces trois entités ne sont jamais complètement séparées en ce sens que toute proposition porte sur un contenu qui est lui-même soit une proposition, soit une classe ou une relation. Toute proposition met donc en oeuvre, directement ou non, des classes et des relations.

Inversement, toute classe et toute relation peuvent, comme Russell et Whitehead le montrent dans leurs Principia mathematica, être définies par le biais d’une proposition dans laquelle des noms d’individus sont remplacés par des variables ("x est mortel" permet de définir la classe des mortels comme l’ensemble des individus qui rendent vraie cette formule).

Si à la fin du XIXe siècle certains logiciens commençaient leur description de la logique par celle des classes, dès Frege et Russell le choix fut adopté de partir de la notion de proposition, pour la bonne raison que le point de départ des analyses des logiciens est la pensée de l’adulte.

S’il va reprendre à son compte la distinction entre ces trois grandes entités logiques, Piaget va toutefois préférer considérer de manière indépendante les trois entités, et laisser les faits psychogénétiques trancher eux-mêmes la question de savoir ce qu’il convient de mettre à la base de la construction de la logique (construction génétique, et non pas reconstruction formelle telle que l’envisage de son propre point de vue le logicien ne se souciant pas d’une éventuelle correspondance entre les deux types de construction). Piaget était en effet trop biologiste et trop psychologue pour céder spontanément à l’attrait qu’offre la proposition pour des logiciens peu soucieux des faits psychogénétiques, et fort attentifs, au contraire, aux énoncés tout fait de la pensée adulte.

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Les solutions au problème de l’origine de la logique

Une fois repris à son compte les trois entités de base de la logique que sont les classes, les relations et les propositions, le problème épistémologique qui se pose est celui de leur origine.

En adoptant là comme ailleurs la démarche systématique héritée de la biologie, Piaget met en évidence six solutions générales possibles:
    Les trois premières présentent la logique comme donnée d’avance, soit dans un monde d’idées pures préexistant au sujet, soit dans des structures internes à celui-ci et qui s’imposent dès le départ à la pensée, soit encore dans une adéquation donnée dès le départ entre le monde des idées pures et le réceptacle interne au sujet.

    Quant aux trois autres solutions, elles accordent toutes, d’une manière ou d’une autre, un rôle nécessaire à la nature humaine dans la constitution de la logique. La dimension génétique y occupe alors une place de choix.
Empirisme et conventionnalisme

La première de ces trois solutions naturelles est celle qui a dressé la logique contre la psychologie: c’est la thèse selon laquelle les lois ou les normes logiques sont le résultat d’une expérience de même type que celle par laquelle nous constatons l’existence d’une régularité dans le déroulement des phénomènes extérieurs.

La deuxième est composée des thèses qui suivent d’une manière ou d’une autre la voie du conventionnalisme. C’est par exemple le cas de toutes les thèses dans lesquelles la logique est identifiée à un langage, ou a sa source dans le langage ou dans les lois qui règlent la communication verbale entre les hommes.

Enfin la troisième voie est celle qui sera proposée par Piaget. Cette troisième voie est originale. Elle consiste à rechercher l’origine de la logique comme science dans la logique du sujet, celle-ci s’édifiant peu à peu selon un procédé dont l’axiomatisation logique sera en un sens le prolongement. Le point fort de cette dernière position est qu’elle parvient à se défaire des critiques de psychologisme qui peuvent à juste titre être adressées à la solution empiriste.

Notons que Piaget tire profit de chacune des cinq premières solutions pour enrichir ou renforcer la solution qui sera pour finir la sienne.

Du platonisme il retient l’idée de l’atemporalité des vérités logiques, de l’apriorisme kantien, le rôle du sujet, de la phénoménologie, l’importance des structures. Il s’accorde avec l’empirisme pour donner une place importante aux activités psychologiques dans la genèse de la logique. Mais le plus frappant est la façon dont il prend appui sur le courant de l’épistémologie logique pour désigner la piste de l’épistémologie génétique aux logiciens intéressés par l’épistémologie de leur discipline.

Logique, linguistique et psychologie

En raison de l’importance qu’ils accordent aux énoncés et aux propositions logiques, les philosophes logiciens, successeurs de Frege et Russell et qui s’inscrivent dans la mouvance de l’empirisme logique, accordent en effet une place de choix au langage dans leur caractérisation de la logique (). Les formes les plus récentes de l’analyse logique sont même identifiées à une analyse quasi linguistique des énoncés.

Mais alors le problème se pose des rapports entre la logique et la science des faits linguistiques, comme il se pose entre la logique et la science des faits psychologiques. Si la logique ne craint pas de rechercher ses fondements dans les structures syntaxiques et sémantiques les plus générales du langage, Piaget fait remarquer que c’est une démarche similaire qu’il propose au psychologue sur le terrain de la psychologie:
    «Tandis que la psychologie analysera les conditions de fait de la formation de ces structures opératoires et leur passage du plan de la coordination des actions à celui de l’abstraction réfléchissante, la logique pourra les formaliser en tant que systèmes d’opérations abstraites et non plus en tant qu’utilisées ou vécues dans l’expérience du sujet, ce qui écarte tout psychologisme» (JP67b, p. 381).
La thèse générale que Piaget va s’efforcer de soutenir dans son épistémologie de la logique est donc que la logique comme science a pour objet l’axiomatisation de structures opératoires précédemment construites soit sur le plan de la science logique elle-même, soit sur celui de la psychogenèse de la logique chez l’enfant.

Il y aurait d’ailleurs non seulement continuité entre la logique naturelle et la logique savante, l’une servant de point de départ à la construction de l’autre (l’enfant étant alors considéré comme "l’ancêtre" de l’homme), mais également une certaine continuité des mécanismes eux-mêmes, l’abstraction réfléchissante contenant en germe la démarche axiomatisante grâce à laquelle le logicien construit de nouvelles logiques plus puissantes à partir des logiques déjà construites.

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[…] il existe donc deux sortes d’expériences: l’expérience physique conduisant à une abstraction de propriétés tirées de l’objet lui-même et l’expérience logico-mathématique avec abstraction à partir des actions ou opérations effectuées sur l’objet et non pas à partir de l’objet comme tel.