Fondation Jean Piaget

Epistémologie de la physique: Introduction

Le statut de la physique
L’apport de la psychologie génétique
L’origine des connaissances physiques


Le statut de la physique

Mathématisation de la physique et accord avec la réalité

De toutes les sciences, la physique est certainement celle qui pose les problèmes les plus aigus à l’épistémologie génétique. Cette science offre en effet la particularité d’être simultanément la plus mathématisée des sciences de la nature, et celle qui offre l’accord le plus poussé qui soit avec son objet d’étude: la déduction permet d’anticiper les constatations empiriques, de façon inégalée par toute autre science.

Il y a là un réel problème. Il n’est certes pas étonnant qu’une science empirique basée principalement sur la description superficielle des régularités ou des propriétés de la nature soit en accord au moins apparent avec celle-ci. Mais l’une des leçons les plus étonnantes de toute l’histoire des sciences du point de vue épistémologique est précisément le fait que c’est en se détachant de l’apparence des choses, en se faisant en un certain sens moins empirique, en se mathématisant, que la physique est parvenue à la plus haute explication de la nature de l’univers extérieur et des "objets" qui le peuplent.

Ceci est tout à fait remarquable et on comprend sans peine que Piaget en ait fait l’une des deux questions centrales de toute son épistémologie, l’autre étant celle de la nécessité et de la fécondité de la pensée mathématique.

Si la déduction mathématique joue un rôle crucial en physique, il n’en demeure pas moins que cette science ne se confond pas avec la mathématique, encore que des auteurs tels que Brunschvicg ou Gonseth aient affirmé l’existence d’une grande continuité entre ces deux disciplines. Sur ce point Piaget s’accorde avec Meyerson et d’autres philosophes des sciences pour reconnaître une différence de nature entre elles (): là où la mathématique n’a pas à se préoccuper de l’accord avec la réalité physique (même si accord il peut y avoir), c’est au contraire une préoccupation constante de la physique de vérifier par l’expérience la continuité du lien entre ses constructions théoriques, qui la rapprochent des mathématiques, et la réalité physique.

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L’apport de la psychologie génétique

La physique apparaît tendue vers deux objectifs apparemment contraires, et qui sont pourtant la clé de son problème de base qui est de fournir une explication de la réalité physique:
    – D’un côté elle tend à une mathématisation très poussée, où la déduction est reine;

    – De l’autre elle tend, comme la biologie et les autres sciences de la nature, à multiplier les observations et les expérimentations permettant de refléter ou de décrire les régularités ou les propriétés de la réalité extérieure.
C’est cet accord que Piaget cherche à expliquer en prolongeant les données de l’histoire des sciences par l’étude du développement des notions physiques chez l’enfant.

Le recours à la psychologie génétique

En première approximation cette démarche paraît absurde:

Comment l’étude de l’enfant pourrait-elle apporter des lumières sur l’origine épistémologique d’une science qui, d’un côté, recourt aux mathématiques les plus abstraites, et de l’autre en arrive, sur le terrain de l’expérience et des concepts physiques, à rejeter les intuitions apparemment les plus ancrées du sens commun, telles que l’intuition d’un temps et d’un espace uniques, ou encore l’intuition de la permanence des objets?

La principale conclusion à tirer de la rupture des connaissances scientifiques les plus pointues par rapport aux connaissances du sens commun serait que l’étude de la pensée physique de l’enfant ne peut aboutir qu’à mettre en lumière une pensée dépassée, qui ne saurait en rien instruire le philosophe des sciences au sujet de l’origine et de la signification des notions de la science physique moderne. Mais une telle position n’est possible que pour celui qui n’a aucune idée de la pensée de l’enfant, de la multiplicité de ses facettes, de la façon dont s’y articulent déduction et expérience, de la présence, chez lui déjà, de ruptures qualitatives dans les formes d’organisation et d’explication des phénomènes physiques.

Si Piaget n’a pas hésité à recourir à la psychologie génétique pour résoudre des problèmes apparemment aussi abstraits que l’accord entre les mathématiques les plus abstraites et la réalité physique la plus éloignée de celle à laquelle se confronte le sens commun, c’est qu’en fait la quasi totalité des philosophes des sciences, quelle que soit l’école à laquelle ils appartiennent (l’empirisme, le rationalisme, etc.) invoquent constamment, dans leurs explications de l’origine de la connaissance physique, des données relevant de la psychologie.

Or les premières expériences et observations réalisées par Piaget en psychologie génétique lui ont tout de suite montré que celle-ci était le meilleur moyen d’éviter les pièges de l’introspection et de la réflexion. Certes, la psychologie génétique de l’enfant devrait se prolonger en étude psychogénétique et sociogénétique de la construction des concepts chez le savant spécialisé. Mais comme plusieurs notions importantes de la physique sont déjà présentes sous une forme élémentaire chez l’enfant, il convenait d’étudier d’abord ce point de départ de la pensée adulte.

D’ailleurs la sympathie que Piaget a trouvée chez Einstein au sujet de la démarche qui consiste à étudier l’enfant pour comprendre le savant n’a pu que le conforter dans sa conviction de l’importance de la psychologie génétique de l’enfant comme instrument de résolution de certains des problèmes les plus pointus de l’épistémologie de la physique.

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L’origine des connaissances physiques

En plus du problème de l’usage fécond de la mathématique par la physique, ou d’autres reliés à lui, Piaget va également se pencher sur des questions concernant l’origine d’un certain nombre de notions physiques (le temps et la vitesse par exemple), le statut épistémologique des principes de conservation physique, ou encore la signification de la notion de hasard et son statut dans l’explication physique.

Lecture de l’expérience et causalité physique

Deux questions centrales que soulève l’épistémologie de la physique sont celle de la lecture de l’expérience et celle de la causalité. Des solutions qui seront apportées aux problèmes de la causalité et de la lecture de l’expérience dépendent en effet les réponses qu’il conviendra de donner aux questions de l’origine et du statut de la connaissance physique.
    Celle-ci dépend-elle entièrement de l’expérience? Le grand nombre de déductions qui interviennent sur le plan de la science physique ne sont-elles que des instruments opératoires permettant de tirer des prédictions cachées dans les axiomes placés à la base des théories physiques?

    Ou faut-il, comme les philosophes rationalistes tels que Descartes, Leibniz ou Brunschvicg, accorder une fonction cognitive, et en particulier explicative, à l’usage de la déduction et des mathématiques dans la connaissance physique?
Contexte des interrogations

De manière générale, l’ensemble des questions que Piaget ne cessera de se poser au sujet de cette connaissance et des réponses qu’il cherchera à proposer, sera sans cesse sous-tendu:
    1. par la progression parallèle de ses recherches sur la pensée logico-mathématique,

    2. par ce qu’il sait des différentes interprétations proposées quant à ces questions.
Les cours d’histoire et d’épistémologie des sciences enrichissent considérablement à la fois ses interrogations et la perspicacité de ses analyses de la pensée physique de l’enfant.

Enfin, au moment où Piaget s’attaque aux questions d’épistémologie de la physique (vers la fin des années trente), il a beaucoup progressé par rapport à ses premières recherches sur la causalité ou la représentation du monde chez l’enfant. Il possède alors le bagage intellectuel et la méthode lui permettant de percer le mystère de l’existence d’une science rationnelle de la nature qui trouve dans la physique sa meilleure illustration.

Dans ce domaine, comme dans celui de la mathématique, ce sont les mécanismes d’acquisition de nouvelles connaissances et de dépassement des anciennes qui expliqueront comment, tout en se nourrissant de constructions cognitives endogènes, la pensée physique, chez l’enfant et dans la science, parvient à une connaissance toujours plus approfondie et efficace de la réalité physique.

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[…] un bébé de 8-9 mois ne possède assurément aucun sentiment de son moi individuel. Le moi est un produit social qui s’obtient par comparaison, puis par opposition, avec les autres «moi».