Fondation Jean Piaget

Les méthodes de l'épistémologie génétique

Introduction
La méthode génétique
La méthode logique
L'analyse réflexive


Introduction

L’épistémologie génétique recourt principalement à deux démarches: l’analyse génétique et l’analyse logique, qui prennent chacune différentes formes et qui s’interpénètrent constamment.

La méthode génétique repose sur l’idée selon laquelle, pour comprendre un système vivant complexe, en particulier un système cognitif tel qu’une connaissance empirique ou théorique, pour en déterminer les composantes et leur articulation, le procédé le plus efficace est d’étudier la genèse de ce système, les étapes successives par lesquelles il s’est peu à peu organisé.

Cette étude exige la coordination de deux procédés:
    – le procédé proprement génétique, lors duquel sont rassemblés selon un axe temporel les matériaux recueillis,

    – et le procédé de l’analyse structurale (qui relève de l’analyse logique!) par lequel est décrit l’organisation du système à chacune des étapes détectées par le premier procédé.
Ainsi, pour comprendre l’organisation humaine, pour expliquer ses caractéristiques, convient-il de retrouver les étapes successives qui, des formes animales les plus élémentaires dont cette organisation est la lointaine héritière, ont conduit jusqu’à son apparition.

Mais d’un autre côté, comme le remarquait Darwin, l’analyse de la forme finale peut aider à l’analyse des formes intermédiaires dans la mesure où des traits imperceptibles, qui sinon seraient restés cachés, sont au contraire perçus. La même chose est vraie de l’application de la méthode génétique au domaine des systèmes cognitifs.

Connaître la science adulte peut aider à prendre connaissance de la science en germe chez l’enfant, une connaissance qui, en sens inverse, permettra de mieux comprendre pourquoi la science adulte a telle ou telle forme. C’est pourquoi dans toutes ses recherches d’épistémologie génétique Piaget a toujours pris soin de prendre connaissance de l’état actuel des sciences concernées.

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La méthode génétique

Dans son usage épistémologique, la méthode génétique recourt pour l’essentiel a deux démarches complémentaires: l’analyse psychogénétique et l’analyse historique.

L’analyse psychogénétique

La première, que Piaget a privilégiée dans son oeuvre dans la mesure où elle apporte un éclairage trop souvent ignoré des "épistémologistes" (JP70a, p. 8) revient à étudier chez l’enfant les première étapes de constitution d’une connaissance dont l’achèvement relatif fournit alors le socle à partir duquel les sciences s’édifient.

Cet "achèvement" de la psychogenèse pourra certes être partiellement changé en raison de l’accélération induite par le progrès des sciences sur le développement cognitif. Mais ceci ne modifie en rien l’intérêt des enquêtes psychogénétiques pour la résolution des grands problèmes de la connaissance (nature, signification, statut épistémologique, origine, etc., des grandes familles de connaissances scientifiques).

Par exemple la connaissance des étapes et des mécanismes d’acquisition du nombre chez l’enfant s’avère intéressante pour résoudre certains problèmes d’épistémologie du nombre, cela quand bien même il est possible que l’accès aux opérations numériques supérieures (calcul des proportions, etc.) soit favorisé par l’enseignement de l’arithmétique.

Ce que met à jour l’analyse psychogénétique est en effet ce que fait et comprend l’enfant des informations qu’il reçoit; et ce faire comme cette compréhension restent révélateurs des problèmes que les mathématiciens ont pu rencontrer au fil de l’histoire, et du sens qu’ils ont attribué aux notions et aux opérations alors conquises.

Dans ce sens, lorsque les informations historiques le permettent, l’analyse psychogénétique peut se prolonger sur le terrain même de l’histoire et s’appliquer alors à ces "grands enfants" que sont souvent les savants de génie.

L’analyse historique

La deuxième méthode qui met en jeu une analyse génétique est l’analyse historique. Dès la fin du siècle passé plusieurs travaux d’histoire des sciences ont mis en évidence les grandes étapes qu’ont pu franchir la mathématique ou les sciences physiques au cours de près de trois millénaires. La comparaison des traits généraux ou des traits structuraux de la pensée mathmatique ou de la pensée physique au cours de ces étapes est elle aussi riche d’instruction sur la nature de la connaissance.

Piaget lui-même recourra à cette source d’information pour compléter, et parfois pour guider les recherches réalisées sur le terrain psychogénétique.

Il est bien clair pourtant que l’analyse historique souffre d’un défaut important par rapport à l’analyse du développement cognitif chez l’enfant et l’adolescent: elle ne permet pas l’usage de la méthode expérimentale (entendue au sens le plus large qui inclut l’approche clinique et critique utilisée par Piaget pour expliciter les connaissances enfantines).

En psychologie, il est toujours possible de confronter de nouveaux enfants à des problèmes pour résoudre des questions de fait que l’examen d’enfants précédents n’aurait pas permis de clarifier. Cela n’est évidemment pas le cas en histoire des sciences: il n’est pas possible d’interroger puis de réinterroger Newton à différents moments de l’évolution de ses idées pour clarifier ce qu’il avait vraiment à l’esprit lorsqu’il inventait ou découvrait tel ou tel concept physique!

D’un autre côté il est vrai que parfois l’histoire offre un grand avantage par rapport à la psychologie génétique. En particulier on n’est pas confronté au problème, propre à la méthode clinique-critique, d’éliminer chez les enfants des réponses qui ne sont parfois que le simple reflet de la pensée adulte et non pas le reflet de la "mentalité enfantine". Lorsque Newton a conquis les conceptions de la physique "newtonienne", nul "adulte" n’était là pour lui souffler les réponses aux interrogations qui l’ont conduit à cette conquête.

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La méthode logique

De façon générale, la méthode génétique consiste à rendre compte d’un système complexe en en décrivant les étapes d’élaboration. Mais la description de chaque étape exige elle-même le recours à ce que l’on peut appeler, en un sens très large, "l’analyse structurale", c’est-à-dire une analyse qui permet de déterminer les composantes et les articulations du système.

En ce qui concerne l’épistémologie, cette analyse peut être reliée à "l’analyse logique" ou "conceptuelle". Platon, qui dans ses dialogues socratiques s’interrogeait sur des notions telles que celle de vertu ou de justice, en fut l’un des pionniers.

Par la suite elle a toujours été au coeur de la philosophie de la connaissance lorsque celle-ci s’interrogeait sur la signification des notions qui sont au fondement de la science et de l’action humaines (la justice, le vrai, le nombre, la vie, etc.). Son apport, bien que ne relevant pas de l’épistémologie génétique au sens strict, est une condition de la constitution de celle-ci, et Piaget n’a pas manqué de s’y appuyer lorsqu’il s’est agi pour lui d’analyser les notions numériques de l’enfant.

Cette analyse logique s’est peu à peu enrichie, en proportion des progrès techniques des sciences logiques et mathématiques. Un large recours est fait aujourd’hui à la méthode axiomatique par laquelle une science est exposée sous la forme de notions et de propositions de base (les axiomes) dont sont tirées par un jeu de déductions réglées les vérités (théorèmes) dont elle est détentrice.

Ainsi l’axiomatisation plus ou moins complète de la géométrie ou de l’arithmétique a-t-elle pu permettre à des mathématiciens philosophes tels que Hilbert, Frege et d’autres, de formuler des définitions précises de différentes notions d’espace et de nombre.

Par ailleurs Piaget lui-même a contribué au développement de la méthode logique en recourant à la modélisation logico-mathématique et aux structures algébriques en vue de caractériser les propriétés structurales des notions et des systèmes cognitifs étudiés.

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L'analyse réflexive

Les deux approches complémentaires que sont les méthodes génétique et logique fondent la prétention scientifique de l’épistémologie génétique.
    La méthode génétique fonctionne en effet de la même façon sur le terrain de l’épistémologie qu’elle le fait en biologie de l’évolution. Que ce soit par la voie de l’histoire des idées scientifiques, ou par la voie de la psychologie génétique, dans un cas comme dans l’autre ses procédés de construction du savoir sont les mêmes que ceux que l’on trouve en histoire et en psychologie, disciplines alors utilisées comme moyens de résolution de problèmes épistémologiques.

    De même le recours aux techniques de l’axiomatisation logique et de la modélisation logico-mathématique assure à l’épistémologie génétique ce minimum de conventions et de réglages intersubjectifs garantissant une relative objectivité aux thèses proposées.
Observons pourtant que l’épistémologie génétique ne rompt pas complètement le fil avec l’ancienne philosophie des sciences, c’est-à-dire avec le résultat des analyses réflexives réalisées par les anciens savants philosophes, ou par les philosophes ayant acquis une solide connaissance intérieure de l’une ou l’autre des sciences (Platon, Descartes, Leibniz, Kant, Poincaré, Russell, etc.).

La philosophie interne à l’épistémologie génétique

Bien que secondaire par rapport à l’utilisation des méthodes génétique et axiomatique, l’analyse réflexive intervient de double manière dans la constitution de la thèse constructiviste soutenue par l’épistémologie génétique pour rendre compte de la genèse des connaissances humaines.
    Elle intervient d’abord dans l’épistémologie interne de l’épistémologie génétique (clarification de ses notions), ainsi que de la science prise pour objet d’étude et qui invoque des notions dont le sens est partiellement clarifié par l’analyse conceptuelle (notions de nombre, de temps, etc.). L’analyse réflexive est alors une analyse conceptuelle qui a pour but d’explorer les significations associées à un concept.

    Mais elle intervient aussi sous une seconde forme, conséquence du problème spécial que soulèvent l’épistémologie génétique et les deux disciplines sur lesquelles elle s’appuie, la psychologie et l’histoire: le rôle possible réservé au sujet dans la constitution des connaissances. L’analyse réflexive fait alors porter son examen non pas sur le pôle constitué de la connaissance (les concepts), mais sur le pôle constituant, le sujet.
Le recours à la réflexion ne semble ainsi plus seulement avoir pour fin de clarifier une notion, mais aussi de guider une activité de pensée qui conduit celui qui la réalise à la prise de conscience de ce que les philosophes ont appelé le sujet (le "Je" de Descartes, la "subjectivité transcendantale" de Kant, "l’activité intellectuelle" de Brunschvicg), c’est-à-dire à ce qui est au coeur du constructivisme.

Dès lors, que l’on finisse ou non par accorder une place au sujet, il semble que pour explorer le sens des hypothèses épistémologiques qui l’incluent, l’épistémologue doive aussi adopter cette seconde forme de l’analyse réflexive, cela dans le but de mettre à jour une notion du sujet qui, au vu des progrès de la neurobiologie, pourrait entrer dans le champ de confirmation non seulement de la psychologie, mais aussi de la biologie.

C’est en tout cas ce que Piaget a lui-même partiellement réalisé lorsque, dans les années où il jetait les bases de l’épistémologie génétique, il s’est frotté à la pensée philosophique de Brunschvicg, et c’est ce que suggèrent ces «bienfaits de la réflexion critique» dont l’opposition entre la science et la philosophie prive les savants (JP70b, p. 113)

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[…] il existe donc deux sortes d’expériences: l’expérience physique conduisant à une abstraction de propriétés tirées de l’objet lui-même et l’expérience logico-mathématique avec abstraction à partir des actions ou opérations effectuées sur l’objet et non pas à partir de l’objet comme tel.