Fondation Jean Piaget

La classification des sciences

Introduction
Classification linéaire et classification hiérarchique
Le cercle des sciences
Les deux directions de la pensée scientifique


Introduction

Un des problèmes majeurs de l’épistémologie des sciences est celui de leur classification, et plus profondément de l’explicitation des liens qui unissent les disciplines les unes aux autres. En plus de fournir un tableau complet du système des sciences et d’en dévoiler le fonctionnement interne, une telle classification des sciences peut avoir des conséquences pratiques qui agissent sur ce fonctionnement. La création des universités a été très directement dépendante de la représentation que se faisaient les anciens savants et philosophes de la science et de ses découpages. Aujourd’hui encore, l’organisation des universités et le découpage des facultés est largement tributaire d’une conception des sciences, et plus généralement des différentes disciplines théoriques, héritées du dix-neuvième siècle. Or dès la fin du dix-neuvième siècle la situation va se compliquer singulièrement en raison de l’émergence de nouvelles disciplines scientifiques, telles que la psychologie, ou du changement de statut d’anciennes disciplines telles que la logique. En s’intéressant au problème de la classification des sciences ou au problème de leurs relations, ce qu’il a fait très tôt, dès "Recherche" (JP18), Piaget ne cherche donc pas seulement à intégrer les différentes conceptions auxquelles ont abouti ses études d’épistémologie sur les sciences mathématiques et physiques d’un côté, et sur les sciences sociales et humaines de l’autre. Il veut très certainement agir sur l’organisation des instituts d’enseignement et de recherche, afin de supprimer d’importants obstacles à l’avancement des sciences et de la philosophie, nés d’une conception insuffisante des sciences et des relations interdisciplinaires qui les relient les unes aux autres en fonction de leur nature. Le travail de Piaget sur le terrain de la classification des sciences va dès lors être de révéler les lacunes des anciennes classification et de proposer une solution fondée sur les résultats des recherches d’épistémologie.

Haut de page

Classification linéaire et classification hiérarchique

Les essais de classification des sciences ont été nombreux dans le passé. S’inspirant dans sa démarche de la classification naturelle qu’il utilisait pour classer les êtres vivants, Aristote avait ainsi rangé les sciences en théoriques, pratiques, etc., puis les sciences théoriques en mathématique, physique et théologie, selon leur objet d’étude.

Bien plus tard, au dix-huitième siècle, Ampère proposera une classification toujours basée sur les différences de contenu, mais croisée avec une distinction basée sur les différents procédés utilisés pour accéder à l’objet: la simple description, la recherche des régularités, la recherche des lois de transformation, etc.

Cette image de non linéarité des relations existant entre les sciences s’effacera dans la classification linéaire et très hiérarchisée proposée par Comte au dix-neuvième siècle, avec au sommet la logique et surtout la mathématique, puis, dans l’ordre, l’astronomie, la physique et la chimie, enfin la biologie puis la sociologie (Comte refuse à la psychologie le statut de science, ou du moins la réduit à une portion congrue).

Le critère alors adopté est simple. La science reine est la science la plus générale, à laquelle on peut réduire les lois des sciences placées à un rang inférieur, dont les objets sont plus spéciaux, et ainsi de suite. Les sciences se rangent ainsi de la plus générale et la plus simple, jusqu’à la science la plus spéciale et la plus complexe.

L’intérêt de cette classification tient au lien de dépendance que Comte croit pouvoir constater entre les disciplines.

Le principe comtien de classification se verra renforcé chez le philosophe Spencer, dans la mesure où sa classification, assez similaire à celle de Comte, reposera sur ce qu’il croit être le mécanisme général de constitution des sciences: l’abstraction empirique. Les sciences les plus abstraites sont la logique et la mathématique, parce que les lois qu’elles tirent de la réalité extérieure sont les plus générales, etc.

Les problèmes d’une classification linéaire

Sous leur perfection apparente, basée sur un réel rapport de spécialisation croissante, les classifications de Comte et de Spencer cachent de gros problèmes, dont le plus visible est la place qu’il convient d’accorder à la logique.

Comte reste très discret à son propos, mais Spencer, par la naïveté épistémologique dont il fait preuve, le rend manifeste. Peut-on admettre que la logique, qui depuis Aristote jusqu’au dix-neuvième siècle a toujours été considérée comme la science des lois de la pensée vraie, soit une science empirique?

Confrontés à ce type de problèmes très délicats, plusieurs philosophes des sciences chercheront, à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, d’autres principes de classification que ceux adoptés par Comte et Spencer et basés sur les liens de dépendance unilatérale entre les sciences et sur une généralité décroissante. Mais toutes ces diverses classifications permettront à Piaget de souligner le problème de fond auxquelles elles se confrontent sans parvenir à le résoudre: la circularité, longtemps bannie de toute pensée rationnelle.

La position de Piaget va être au contraire de bâtir sa propre classification sur l’acceptation pleine et entière de cette circularité. Ce qui va lui permettre de retrouver la simplicité de la classification comtienne, mais débarrassée des difficultés créées par le refus de la circularité, et enrichie par une meilleure appréciation des liens de dépendance qui peuvent exister entre les différentes disciplines.

Haut de page

Le cercle des sciences

Pour résoudre le problème de la classification de Comte, Piaget se base sur l’intuition très précoce qu’il a eue de l’existence d’un cercle des sciences.

On peut, si l’on veut, partir avec Comte et Spencer des sciences logico-mathématiques, auxquelles sont directement liées les sciences physiques, celles-ci fournissant effectivement un fondement aux sciences biologiques dans le prolongement desquelles s’inscrivent les sciences sociales et humaines (dont la psychologie, la linguistique, l’économie, etc.).

Mais c’est ici qu’intervient le biologiste, psychologue et épistémologue genevois:

Que faire de la logique et de la mathématique, ces sciences sur lesquelles toutes les autres trouvent leur assise de manière plus ou moins directe? Sont-elles suspendues dans le vide? Faut-il admettre avec Spencer qu’elles sont tirées de la réalité extérieure par ces processus d’abstraction et d’association des idées dont les philosophies empiristes ont fait le mécanisme général d’acquisition des connaissances?

Origine la logique et des mathématiques

Nourri d’un nombre impressionnant de résultats convergents acquis par l’épistémologie génétique dans ses recherches sur la genèse du nombre, de l’espace, etc., chez l’enfant et dans l’histoire des sciences, Piaget peut faire deux constatations simples, mais qui bouleversent complètement l’image traditionnelle du système des sciences.
    – D’abord il constate que Spencer, comme bien d’autres philosophes des sciences, invoque une explication de l’origine de la logique et des mathématiques qui relève des sciences psychologiques et sociales;

    – Ensuite, que l’explication proposée par Spencer, mais que l’on retrouve également chez bien d’autres auteurs, est contraire aux faits mis en évidence par la psychologie génétique, qui montrent que c’est dans le sujet et non pas dans l’objet que se trouve la source de ces disciplines.
Psychologie, logique et mathématique

Que signifie, du point de vue de la classification des sciences, le recours à la psychologie par rapport à la question de l’origine des connaissances logiques et mathématiques? Cela signifie que la psychologie, qui se situe en bas de la ligne qui conduit de la logique à elle-même, en passant par la physique et la biologie, a quelque chose à dire sur les fondements naturels de la logique et des mathématiques. La ligne remonte ainsi de la psychologie directement vers la logique et les mathématiques, ce qui referme le système sur lui-même (fig. 60).

Quant à la seconde constatation (l’origine interne de la logique et des mathématiques), elle est tout aussi essentielle. Elle permet d’éviter la solution, catastrophique pour toutes les sciences, qui reviendrait à faire de la logique et des mathématiques des sciences empiriques.

Qu’est-ce en effet qu’une science empirique, sinon une science dont toutes les affirmations se fondent en dernier instance sur des lectures de l’expérience. Or on sait depuis toujours que la lecture de l’expérience ne permet jamais d’aboutir à la certitude (sauf en ce qui concerne les jugements particuliers, mais dont la certitude ne saurait dépasser la sphère de ceux qui procèdent au constat).

Si la solution empiriste de Spencer et d’autres philosophes était vraie, cela reviendrait à identifier la croyance en la rationalité et l’universalité de la logique et des mathématiques à un mythe.

C’est évidemment inacceptable pour la grande majorité des mathématiciens et des philosophes mathématiciens qui se sont alors protégés de ce type de solution en niant à la psychologie et aux sciences sociales tout droit de parler validement des fondements de la logique et des mathématiques.

L’une des plus grandes satisfactions de la carrière scientifique de Piaget aura été de convaincre un des grands logiciens de ce siècle, Beth, que la solution découverte par l’épistémologie et la psychologie génétiques évite les conséquences fâcheuses de l’empirisme dans la mesure où elle revient à placer la source des mathématiques dans le sujet, c’est-à-dire chez les mathématiciens eux-mêmes, et chez les mathématiciens en herbe qui les ont précédés dans l’histoire et dans la psychogenèse.

Haut de page

Les deux directions de la pensée scientifique

La double constatation, selon laquelle la psychologie apporte des informations éclairantes sur la question du fondement naturel de la logique et des mathématiques, et que ce fondement est intérieur et non pas extérieur au sujet, aboutit non seulement à une image générale circulaire du système des sciences (des raccourcis sont possibles entre les différents points du cercle), mais encore à préciser les rapports de dépendance qui existent entre celles-ci.

Dès 1929 Piaget avait ainsi observé l’existence, non pas de un, mais de deux sens de dépendance au sein du cercle des sciences (JP29_2).
    Dans un sens, la dépendance repose sur une conception réaliste des objets étudiés dont la manifestation la plus visible se trouve dans les sciences biologiques (la réalité biologique expliquée par la réalité physique).

    Dans l’autre sens, c’est au contraire un regard moins réaliste qui l’emporte: la réalité physique expliquée par les êtres mathématiques (dès 1918 Piaget avait remarqué que les physiciens sont les moins réalistes des savants; JP18).
De la réduction du psychologique au physique

Dans le sens qui va de la psychologie à la biologie, et de celle-ci à la physique, il est vrai que, comme l’avait remarqué Comte, il existe un lien de dépendance qui reflète l’effort constant des savants d’expliquer les objets constitutifs de leur discipline (y compris les conduites mathématiques pour la psychologie) au moyen des lois de la ou des science(s) qui la précède(nt) sur la ligne qui va de la physique à la biologie (le biologiste recourt au concept de la physico-chimie pour expliquer ses objets).

Piaget admet cette tendance réductionniste qui relie les sciences les plus spéciales aux plus générales; mais en ajoutant aussitôt ce fait capital que la réduction nest pas univoque: la science plus générale appelée à expliquer les phénomènes de la science plus spéciale ne peut le faire qu’en créant de nouveaux concepts ou en enrichissant la notion qu’elle se fait de ses propres objets! C’est pourquoi la psychologie n’a rien à craindre des explications neurobiologiques valides, c’est-à-dire non naïvement réductionnistes.

De la réduction du physique au psychologique

Mais si, au lieu de partir de la tendance réductionniste (naïve) et réaliste, on considère le point de vue des mathématiciens et des physiciens qui tendent au contraire à expliquer la réalité physique en recourant à des structures mathématiques complexes, spécialement adaptées pour capturer cette réalité, on constate:
    – que le lien de dépendance va bien dans le sens d’un enrichissement et non pas d’un appauvrissement;

    – et que le mouvement qui va du sujet vers l’objet (de la psychologie vers la biologie, puis vers la physico-chimie) se double d’un mouvement contraire qui va de la physique vers la psychologie, cela pour rendre compte (mais non pas fonder) la mathématique, science dans laquelle le sujet est présent au plus au point, puisqu’elle ne tire pas ses objets de la réalité extérieure, mais au contraire de l’activité des mathématiciens (cela même si l’on adopte le platonisme en épistémologie des mathématiques).
Tension entre matérialisme et idéalisme

Au sein du cercle des sciences la psychologie et la physique ont ainsi la particularité d’être les sciences dans lesquelles la tension entre les deux mouvements contraires, l’un qui va vers l’objet, l’autre vers le sujet, est la plus grande.
    Le psychologue, qui hérite du réalisme propre aux sciences à leur début et qui tend par ailleurs à se tourner vers la biologie pour rendre compte de son objet (réductionnisme), connaît, grâce notamment au résultat de la psychologie génétique, le rôle crucial du sujet dans la construction du réel, ce qui ne peut que tempérer son réalisme.

    Inversement, le physicien, dont l’objet est le monde extérieur, a dû apprendre à se tourner vers la mathématique, science dans laquelle ce monde extérieur est le moins pris en considération, pour trouver l’explication de son objet.
Les deux directions constatées dans le fonctionnement des sciences et de leurs relations, l’une qui va du sujet vers l’objet, l’autre de l’objet vers le sujet, ne sont en rien étonnantes pour Piaget. Elles ne sont en effet que l’extension, au plan du système des sciences tout entier, sorte de sujet collectif, du double mouvement de connaissance mis en évidence par la psychologie génétique dans le développement cognitif de l’enfant.

Deux directions dans la construction des connaissances

Alors qu’au départ de la psychogenèse il y a une sorte dindissociation entre le sujet et l’objet, le développement cognitif manifeste à la fois une description et une explication de plus en plus précise, compréhensive et objective de la réalité extérieure, et la construction d’instruments d’assimilation de plus en plus aptes à permettre cette description et cette explication. Or ces instruments ne sont pas le reflet sur le plan intérieur des régularités du monde extérieur, mais le résultat d’un processus d’abstraction réfléchissante basée sur les coordinations d’actions et d’opérations qui, comme ce processus lui-même, relèvent de l’activité du sujet.

L’activité du sujet est ainsi dès le départ de la psychogenèse tournée d’une part vers la réalité extérieure qu’il lui faut apprendre à connaître, et d’autre part vers elle-même. C’est ce double mouvement qui conduit progressivement vers la construction, d’un côté des sciences du réel, et de l’autre des sciences logico-mathématiques, étant entendu que tout au long de ce double mouvement de sens contraire il y a appui mutuel de l’abstraction réfléchissante sur l’abstraction empirique.

On voit ainsi comment le travail de classification des sciences permet à Piaget de retrouver sur le plan du fonctionnement de ce sujet collectif qu’est le système des sciences tout entier ce qu’il a pu constater dans ses études sur le développement cognitif, et de donner ainsi à la conception constructiviste et interactionniste de la connaissance une portée qui, au point d’arrivée, peut prétendre englober la totalité des connaissances tendant à une validité universelle.

Haut de page







[…] les opérations spatiales telles que les réunions et partitions, les placements et déplacements, les mesures, etc., […] engendrent l’espace "intuitif" (au sens des mathématiciens), de la même manière que les opérations de classement engendrent les classifications logiques et que l’opération + 1 engendre la suite des nombres entiers.<