Fondation Jean Piaget

La philosophie de Brunschvicg

Brunschvicg et le questionnement philosophique
L’analyse des formes de jugement
La philosophie immanentiste


Brunschvicg et le questionnement philosophique

Exposée en 1918 dans "Recherche", la solution de Piaget au problème de l’évolution des organisations biologiques, intellectuelles, morales et sociales est une extraordinaire synthèse des conceptions et notions proposées par plusieurs des philosophes de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. On y trouve la trace des thèses de Sabatier, de Bergson, de Spencer, de Fouillée, et de biens d’autres auteurs, tels que le biologiste le Dantec ou encore le philosophe Guyau. Quelle que soit la richesse de cette solution, on notera qu’elle était heureusement contrebalancée par des réflexions critiques limitant l’attraction métaphysique à laquelle l’auteur a en partie succombé pendant ces années de découverte de la philosophie.

Cette conscience des limites d’une démarche purement spéculative incita Piaget à "oublier" ce système pour découvrir une démarche plus fiable de résolution des problèmes d’évolution auxquels il s’intéressait, et spécialement celui de l’origine des connaissances et des formes intellectuelles. Tout va dès lors se jouer lors d’un séjour d’étude de quelques mois à Paris.

C’est dans la capitale française que Piaget découvre, et invente en partie, la psychologie génétique. En se rendant dans cette ville, il avait certainement déjà entendu parler d’auteurs tels que Meyerson et Brunschvicg. Par l’emploi généralisé de la méthode historico-critique qui le caractérisait, le courant français de philosophie des sciences était proche de cette épistémologie biologique que le jeune chercheur souhaitait élaborer. Tout en avançant à grand pas dans la découverte de la voie scientifique lui permettant de réaliser ce souhait, Piaget va accomplir une ultime progression dans la formation de sa pensée philosophique.

Cette progression, c’est largement à Brunschvicg qu’il la doit et il est donc naturel de terminer cet examen de l’environnement cognitif par un résumé de quelques thèses du dernier grand représentant français de la tradition philosophique kantienne.

Brunschvicg, une figure emblématique du philosophe kantien

La première chose qu’il convient de dire au sujet de Brunschvicg est que celui-ci est un philosophe au sens le plus profond du terme. Son désintérêt pour la question de l’être est total. Toute son oeuvre, y compris ses travaux d’épistémologie, est ainsi consacrée à apporter une réponse aux trois grandes questions formulées par Kant: que puis-je savoir? que dois-je faire? que puis-je espérer? Les réponses aux deux dernières dépendant de celle apportée à la première, Brunshvicg va consacrer une bonne part de ses recherches à la critique épistémologique, dont l’importance reste toutefois secondaire par rapport aux interrogations éthique et religieuse (Brunschvicg fournit ainsi l’une des meilleures illustrations qui soient de cette identification de la philosophie à une sagesse, à laquelle Piaget aboutira).

Deux approches pour répondre aux questions philosophiques

Brunschvicg va utiliser deux démarches dans ses travaux. La première est l’analyse réflexive, appliquée, dès la thèse de 1897, à l’étude des modalités du jugement (le nécessaire, le réel et le possible), et qui seule permet d’accéder de l’intérieur à l’activité intellectuelle du sujet et aux implications d’idées qui lui sont liées. La seconde est l’analyse historique qui, elle, permet de formuler des thèses comme celle affirmant l’existence d’un progrès de la conscience dans la philosophie occidentale (cette seconde approche permettra à Piaget de reconnaître la dimension au moins partiellement scientifique de l’oeuvre de son maître).

Pour résoudre la question du "que puis-je savoir?", Brunschvicg réalisera des études approfondies d’histoire des sciences et de la philosophie qui influenceront fortement les travaux épistémologiques et psychologiques de Piaget. Ce ne sont pourtant pas ces études que nous avons principalement en vue ici, mais celles qui permettront au jeune philosophe de donner une nouvelle interprétation à l’immanentisme philosophique, ébauché dès "Recherche" (JP18) avec la thèse de l’existence d’un équilibre idéal, intérieur à toute organisation vivante.

L’avancement des idées au cours des siècles

Notons cependant qu’il y a dans les études d’histoire des sciences et de la philosophie réalisées par Brunschvicg une dimension qui a pu jouer un rôle dans la formation de la pensée philosophique de Piaget. Dans ses travaux historico-critique cet auteur cherche en effet constamment à faire connaître de l’intérieur des oeuvres dont il n’approuve pas forcément les thèses. Il a également une capacité exceptionnelle à rendre perceptible la continuité de l’évolution intellectuelle à travers les siècles, par delà les oppositions qui la traversent. Cette capacité s’explique en partie par l’admiration que Brunschvicg accordait à la philosophie de Bergson, et cela bien qu’il ait refusé l’anti-intellectualisme de celui-ci.

En accord avec la démarche de Bergson, mais en l’appliquant à l’univers des idées et non pas à celui du cosmos et de la vie, Brunschvicg s’efforce d’embrasser en un seul "regard" la totalité de la marche des sciences et de la philosophie, depuis les Grecs jusqu’à la théorie de la relativité ou jusqu’à la théorie des groupes en mathématique. Son intelligence aiguë, une grande mémoire des textes et une grande connaissance de chacun des nombreux auteurs qu’il a étudiés font de ses ouvrages de philosophie et d’histoire des sciences des fresques qui parviennent à faire vivre de l’intérieur l’évolution générale des idées, de Platon à Einstein.

Cela dit, pour comprendre le choix philosophique que Piaget sera amené à faire dans les années vingt, il convient avant tout de porter attention aux thèses les plus centrales de son maître. Ces thèses apparaissent dès un ouvrage de 1897 sur "La modalité du jugement". Elles concernent ce que l’auteur appelle les formes d’intériorité et d’extériorité des jugements, et elles constitueront le substrat des études ultérieures sur les étapes de la philosophie des mathématique, sur l’examen des rapports entre l’expérience humaine et la causalité physique, et enfin, entre autres études, sur l’examen du progrès de la conscience dans la philosophie occidentale.

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L’analyse des formes de jugement

Que peut être une thèse de philosophie, qu’est-ce que la philosophie? Un examen sur les conditions intellectuelles d’affirmation d’une thèse philosophique entraîne Brunschvicg à définir la tâche du philosophe comme étant l’activité intellectuelle prenant conscience d’elle-même. Cette prise de conscience n’est pas une introspection, mais une analyse réflexive du jugement. Qu’est-ce que juger, du point de vue de la raison théorique? C’est affirmer l’être (un être qu’il reste à définir). Mais qu’est-ce qui autorise la pensée à formuler un jugement, ou en d’autres termes quelle est la valeur d’un jugement? Pour répondre à cette question, l’auteur examine de l’intérieur différentes formes de jugement.

Le jugement mathématique

La première forme considérée est le jugement mathématique, le plus intelligible qui soit. Ce qui apparaît alors est lunité, l’intériorité mutuelle des idées. «La pensée mathématique considérée, non pas toute faite et tout achevée, telle qu’elle demeure une fois que l’esprit du mathématicien s’en est retiré, mais dans sa genèse vivante, dans sa production même, est inexplicable, si l’on n’admet pas cette intériorité des idées les unes aux autres, si on ne conçoit pas que l’ensemble de ses connaissances est toujours présent à l’esprit du mathématicien, que c’est lui qui inspire toutes ses pensées et fonde tous ses jugements» (in JJD84, p. 805). On est loin ici, notons-le, de la conception de Spencer et même de celle de Fouillée. A travers Brunschvicg, c’est l’intériorité des idées les unes par rapport aux autres que Piaget découvrira en lisant, non pas forcément la thèse de 1897 sur la modalité du jugement, mais d’autres écrits dans lesquels cette insistance sur "l’intellectualité" de l’intelligence scientifique et philosophique est toujours présente.

Seulement, aussitôt affirmée cette intériorité que comporte tout jugement intelligible, qui le relie à l’ensemble des connaissances de l’être formulant ce jugement, et qui justifie sa nécessité, Brunschvicg en montre les limites. Tout jugement implique forcément un minimum de diversité et d’extériorité, ne serait-ce que celles des mots par lesquels il s’exprime.

Les jugements de perception et d’expérience

L’activité du jugement échappe forcément à la pure idéalité. C’est ce qu’exprime la seconde forme du jugement, dite "d’extériorité". Celle-ci n’exprime pas le jugement dans son intériorité, mais le simple fait de son existence (dans le temps et dans l’espace). Quittant les jugements les plus intelligibles, Brunschvicg examine alors si, contrairement à ceux-ci, il n’existerait pas un pur jugement d’existence (ce fameux jugement que Descartes cherchait déjà à formuler). Le jugement d’existence le plus pur est le constat d’une altérité. Le "il y a", le "cela est", qui ne détermine rien.

Seulement ce jugement est extrêmement précaire, comme le montre aussi bien les faits de la psychopathologie (Brunschvicg cite Janet), que les incertitudes de notre propre pensée qui, dans les conditions où elle est naturellement amenée à formuler un tel jugement, hésite à le faire, peu sûre de la valeur du jugement qu’elle va émettre. Le plus pur jugement d’extériorité n’a de valeur que la possibilité.

Ce qui est visé par le "il y a" ne prend de consistance que parce que nous jugeons plus que ce simple "cela est"; nous affirmons par exemple "cela est bleu", en d’autres termes nous insérons ce qui s’offre à nous dans un jugement qui le relie à autre chose. C’est alors que nous jugeons réel ce qui se présente ainsi. La modalité d’un tel jugement nous paraît être la réalité. Comme le dira Piaget beaucoup plus tard, dans une formule peine de bon sens, "cette boîte d’allumettes est un fait".

Mais Brunschvicg, comme le fera Piaget, remarque aussitôt que le jugement "ceci est bleu" n’est pas une pure extériorité; le contenu ainsi déterminé "bleu" n’est qu’une partie du résultat d’un travail de la pensée qui a préalablement tiré des liens entre ses contenus de conscience, et qui les a ordonnés. Le "vrai" jugement de réalité ne sera pas cette simple affirmation, "ceci est bleu", mais celui, sous-jacent, affirmant l’univers de la perception dans sa totalité, construit par l’activité intellectuelle lors de ses "confrontations" avec ce qui n’est pas elle. Ce qui garantit la portée de réalité (au sens critique) du jugement de perception, c’est la réalité toute entière peu à peu construite à travers des expériences classées et ordonnées.

En plus des jugements mathématiques et de perception, Brunschvicg en examine d’autres, comme les jugements de la physique expérimentale ou de la physique mathématique, ou encore les jugements pratiques. Mais les conclusions qu’il tire de l’analyse des premiers permettent déjà de concevoir comment cette "philosophie du jugement" a pu enrichir la philosophie de son élève et lecteur.

L’intériorité et l’extériorité, deux directions de la pensée

En un sens la distinction entre les formes d’intériorité et d’extériorité est déjà présente dans la philosophie religieuse de Sabatier (elle est même à la base de toute l’histoire de la philosphie occidentale, partagée entre l’idéalisme et le réalisme). On la retrouve aussi dans la distinction entre l’équilibre idéal et l’équilibre réel qui est au centre de la solution exposée dans "Recherche". Seulement les analyses réflexives de Brunschvicg donnent une toute autre dimension à cette tension entre l’idéal et le réel. A travers ce philosophe, c’est l’idéalisme mathématique de Platon que Piaget découvrira, mais un idéalisme dont l’objet n’est plus un monde d’idées extérieur au sujet, et qui est atténué par la constatation que le jugement mathématique n’a pas valeur de réalité.

Lorsque Piaget parlera ultérieurement de l’implication signifiante ou des deux directions de la pensée scientifique (l’une tournée vers la réalité extérieure, physique, l’autre vers la mathématique), le sens de ses affirmations sera pour une bonne part tributaire des éclaircissements apportés par son maître aux notions d’idéalité mathématique et de réalité physique (ou de jugement mathématique et de jugement empirique).

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La philosophie immanentiste

Si le jugement mathématique et l’intériorité des idées qui le soutient et qu’il exprime ne comportent aucune valeur métaphysique, leur importance est cependant grande du point de vue de l’éthique et de l’espérance religieuse (et bien entendu aussi du point de vue de la théorie de l’intelligence et de la science). La présence de l’intériorité (découverte aussi dans l’éthique ou le sentiment mystique) est en effet, pour Brunschvicg, un gage «qu’il y a dans la vie spirituelle de l’homme autre chose que l’histoire des individus» (in JJD84, p. 822). Cette autre chose est ce qui peut orienter son action «vers la vérité, vers la beauté, vers la moralité» (id.). L’intériorité fournit ainsi un idéal d’unité tant dans «l’ordre spéculatif» que dans «l’ordre pratique», et «c’est nécessairement s’élever dans la science et dans la vie morale que de s’en rapprocher» (id., p. 824).

L’analyse réflexive du jugement réalisée par Brunschvicg le conduit ainsi à répondre dans les termes suivant à la question religieuse. Il n’hésite pas à renouveler l’interprétation de la mystique religieuse en identifiant Dieu à ce principe d’intériorité qu’il découvre lors de son analyse du jugement intelligible. Mais ce Dieu, «c’est le trahir que d’en faire l’objet du jugement, c’est le soumettre aux catégories de l’extériorité qui en sont la négation directe».

Aussi, dans l’avant-dernier paragraphe de sa thèse, l’auteur conclut-il sur ces lignes, qui sont le plus clair exposé d’un immanentisme religieux auquel Piaget se ralliera à la fin des années vingt: «Dieu est intérieur au jugement, ou plutôt il est l’intériorité dont témoigne tout jugement intelligible [...] la religion philosophique, ou plus simplement la vérité absolue de la philosophie, consiste à transformer tout jugement en une occasion de prendre conscience de cette unité profonde qui est le principe de la vie spirituelle [...] La science et la morale, en dirigeant l’homme vers cette unité, qui est intérieure à toute pensée individuelle, fondent, au sein même de l’individu, la communauté, la cité des esprits, et par là, elles justifient le principe d’intériorité comme étant l’idéal efficace et vrai» (in JJD84, p. 824).

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[…] le but de l’enseignement des mathématiques reste toujours d’atteindre la rigueur logique ainsi que la compréhension d’un formalisme suffisant, mais seule la psychologie est en état de fournir aux pédagogues les données sur la manière dont cette rigueur et ce formalisme seront obtenus le plus sûrement.