Fondation Jean Piaget

Environnement en lien avec les premières thèses

Introduction
La révolution kantienne
Les limites de la solution kantienne
La solution kantienne relativisée


Introduction

Dans "Recherche" (JP18) Piaget souligne le fait que la réalité absolue reste en soi inconnaissable dans la mesure où toute connaissance est forcément assimilation «aux formes de l’esprit qu’a mises au jour le kantisme». C’est là la thèse du relativisme critique à laquelle a abouti Kant lorsqu’il s’est interrogé sur la possibilité d’une connaissance métaphysique, c’est-à-dire d’une science qui serait parvenue à déterminer ce que serait en dernier ressort la réalité, matière ou bien esprit.

Aujourd’hui la question se pose un peu différemment, puisque la science et la philosophie ont une connaissance suffisante de leur histoire pour ne plus avancer qu’avec la plus grande suspicion dans ce projet de dire ce qu’est ultimement la réalité. Il n’en reste pas moins que le relativisme critique ne revient pas seulement à affirmer que la connaissance est toujours relative à l’état d’avancement des sciences, ce que tout chercheur reconnaît aujourd’hui, mais à affirmer que cette connaissance est sous la dépendance des formes de l’esprit, ce qui est plus difficile à entendre.

En d’autres termes, à supposer que la science parvienne à un état final dans lequel tout s’expliquerait par les théories et les concepts jusqu’alors développés, il n’en demeurerait pas moins que le savoir alors acquis resterait relatif, au sens kantien du terme, sens qui se retrouve dans la solution épistémologique de Piaget, à une nuance près qui révèle l’espoir, malgré tout conservé chez lui, de connaître, serait-ce hypothétiquement, l’absolu (les formes de notre esprit, appartenant à l’absolu, en reflètent peut-être les propriétés les plus générales).

Le relativisme critique n’est donc pas un relativisme historique, mais le "constat" beaucoup plus radical que le sujet, l’esprit, la pensée ou le système cognitif conscient n’est pas capable de connaître ce qui s’oppose à lui sans l’assimiler aux formes qui le composent. Comment Kant a-t-il abouti à cette thèse? En examinant les conditions de possibilité de trois sciences qui offraient alors la meilleure image de ce que peut être une connaissance: l’arithmétique, la géométrie et la physique newtonienne.

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La révolution kantienne

Le point de départ de Kant est la suspicion jetée par Hume sur toutes les connaissances prétendument rationnelles de la nature. Pour Hume, fidèle en cela à la tradition anglo-saxonne dominante, toutes les connaissances de la nature ne peuvent être que des constats empiriques sur l’enchaînement des phénomènes. Les explications par lesquelles nous affirmons que tel effet se produit en conséquence de l’action de tel ou tel ensemble de causes ne sont qu’illusions. Les sciences de la nature n’ont rien à voir avec la nécessité logique ou mathématique. Bien que Hume ait eu avant tout en vue les essais de déduction métaphysique de la réalité, c’est l’idée même de science rationnelle de la nature qui est mise en doute.

Le jugement synthétique apriori

Kant est sensible aux arguments de Hume, mais ils ne le convainquent pas. L’existence de la physique newtonienne est là pour prouver que tout n’est pas simplement lecture de l’expérience. A côté de jugements qui lui paraissent effectivement empiriques, ou d’autres qui lui paraissent purement logiques ou analytiques (comme d’affirmer que Socrate est mortel s’il est vrai qu’il est un homme et qu’être homme implique être mortel), Kant découvre d’ailleurs l’existence d’une troisième sorte de jugements, les plus intéressants parce qu’à la fois féconds et nécessaires.

Soit par exemple la main gauche et la main droite. Les descriptions logiques qu’on peut donner de chacune d’entre elles en faisant abstraction de l’espace dans lequel elles se trouvent sont strictement identiques, et pourtant il est impossible de faire en sorte que l’une vienne occuper la place que l’autre occupait dans l’espace. L’une est une main droite, l’autre une main gauche. Il y a dans ce constat quelque chose de nécessaire qui l’apparente à un jugement logique, et une découverte factuelle qui l’apparente à un jugement empirique. L’arithmétique et la physique contiennent elles aussi de tels jugements qui sont à la fois apriori (nécessaires) et synthétiques (ils expriment un fait et disent quelque chose de nouveau ou amènent à de nouveaux concepts tels que celui de l’orientation dans l’espace). Comment de tels jugements sont-ils possibles? C’est de telles questions qui orienteront Kant vers la thèse du relativisme critique.

Pour Newton, une partie au moins de la physique était rationnelle, le mouvement des corps pouvant par exemple être déduit de principes généraux. Comme la géométrie ou comme l’arithmétique, la physique comporte une objectivité ou une universalité qui s’impose à toute pensée rationnelle. Comment expliquer cette objectivité et cette nécessité propres à la physique newtonienne, telle qu’elle s’imposait encore au milieu du dix-huitième siècle environ, c’est-à-dire pendant ces années où Kant rédigeait son ouvrage le plus important du point de vue de l’épistémologie: la critique de la raison pure ? Avant Kant les philosophes qui, comme Leibniz, étaient convaincus de la possibilité de construire une science rationnelle de la nature cherchaient à la déduire à partir d’arguments théologiques ou alors simplement en croyant que la pensée humaine avait directement accès aux principes premiers de cette science.

Puisque Hume avait jeté la suspicion sur le rationalisme classique, il ne restait à Kant qu’une issue, voir si la solution du problème critique ne résiderait pas dans le sujet plutôt que dans l’objet.

La révolution critique

Soit alors, par exemple, le constat que telle main est une main gauche, ou soit encore le constat que tel objet est extérieur à tel autre, ou qu’il se trouve à telle distance de tel autre? Comment ces jugements sont-ils possibles? Parce qu’il existe un espace absolu, répondait Newton. Mais on ne voit pas d’espace absolu, et on ne peut faire l’expérience d’un tel espace de la même façon que l’on découvre qu’une pomme est verte. Pour Kant, s’il est possible de situer un objet dans l’espace, ce qui était selon lui la condition de tout jugement géométrique ou physique, il est en conséquence nécessaire que nous possédions préalablement un concept d’espace, concept qui ne peut pas être tiré de l’expérience, puisqu’il est au contraire une condition de possibilité permettant de voir un objet comme extérieur, mais concept qui n’est pas purement logique, puisqu’il est question d’un espace dans lequel nous situons le perçu.

Les formes et les concepts apriori

Les réflexions et les déductions de Kant au sujet des jugements scientifiques arithmétiques, géométriques et physiques le conduisent ainsi à la première affirmation du relativisme critique. Pour reprendre l’exemple de l’espace, qui est le plus simple, si nous voyons des objets les uns à côté des autres, ou plus simplement encore des objets placés dans l’espace, c’est que, d’une part, nous avons déjà le concept d’espace, et que, d’autre part, nous avons déjà une intuition apriori de l’espace, c’est-à-dire une intuition non tirée de l’expérience, qui nous permettent, celui-là, de penser les choses dans l’espace, et celui-ci, de les voir dans cet espace.

Descartes était parvenu, par déduction lui aussi, à remonter des contenus de la pensée, les sensations, les idées, etc., jusqu’au sujet pensant sans lesquels ces contenus ne seraient pas. En étudiant la question de la possibilité des jugements scientifiques, Kant donne corps, pour ainsi dire, à ce sujet, en montrant comment il est composé de concepts de l’entendement et de formes apriori de la sensibilité qui lui permettent, entre autres choses, de voir les objets dans l’espace.

Mais Kant avait trop confiance en la science de son temps et considérait qu’elle était pour l’essentiel achevée (c’était alors une croyance générale). Des intuitions géométriques ou physiques qui paraissaient s’imposer à l’évidence, avec la nécessité propre au jugement synthétique apriori, allaient se voir remises très vite en question, ce qui ne pouvait manquer de se répercuter sur l’épistémologie kantienne.

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Les limites de la solution kantienne

Deux chocs ébranlent l’essor de la géométrie, puis de la physique, au dix-neuvième et au début du vingtième siècle, en imposant une modification de la notion même de science et en rendant caduque la solution de Kant au problème des conditions de possibilité d’une science rationnelle de la nature.

La découverte des géométries non-euclidiennes

Le premier choc est la découverte des géométries non euclidiennes. Euclide demandait à ses lecteurs géomètres d’admettre une affirmation concernant les parallèles (deux parallèles ne se coupent pas) et qui semblait être une belle illustration de ce que le philosophe allemand appelait un jugement synthétique apriori. Devenue l’axiome des parallèles, cette demande allait traverser les siècles sans jamais être remise en question, en faisant d’ailleurs l’objet de plusieurs tentatives de démonstration. Pourtant les mathématiciens du dix-neuvième siècle allaient pouvoir démontrer la possibilité de construire des géométries tout aussi rationnelles que celle d’Euclide, mais intégrant des affirmations contradictoires avec l’axiome des parallèles. La croyance en la vérité absolue de la géométrie euclidienne devenait du même coup erronée.

De la physique classique à la physique relativiste

Le second choc concerne le point de départ même de la critique kantienne, la croyance en une physique newtonienne conçue comme ayant découvert des principes immuables d’explication de la réalité physique.

A la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, c’est en effet cette physique newtonienne qui est à son tour ébranlée, avec la découverte que ses notions, ses intuitions et ses principes de base n’ont pas la solidité qui leur était jusqu’alors prêtée. L’espace et le temps, mais aussi les principes de conservation de la masse ou de la force, s’avéraient ne pas avoir la valeur de vérité absolue que leur attribuaient Newton et ses successeurs, ainsi que Kant. Avec la découverte de la physique relativiste, c’était tout le relativisme critique qui paraissait devenir caduque, un relativisme dont il faut rappeler qu’il n’était en effet en aucune façon une remise en question de l’objectivité et de l’universalité de la science.

Le retour du relativisme sceptique

Devant ce constat de la mortalité, pour ainsi dire, des grandes vérités scientifiques, plusieurs philosophes et savants, y compris Poincaré, furent tentés de céder à l’ancien scepticisme de Hume: les connaissances scientifiques dépendent certes de l’esprit humain, mais celui-ci n’a pas les moyens de garantir leur objectivité et leur universalité. Les principes premiers de la science n’ont de valeur que conventionnelle.

C’est cette dénégation de la valeur objective des lois les plus générales ou des axiomes des différentes sciences qui a, on le sait, largement empêché Poincaré de découvrir, avant Einstein, les lois de la nouvelle physique relativiste. Lorsqu’au contraire, convaincu du caractère dépassé de l’ancienne physique, Einstein s’est attelé à la tâche de reconstruire cette science, il n’a jamais douté un instant que la solution à laquelle il aboutirait serait aussi objective, voire plus objective encore, que la précédente. Son très rapide succès lui a donné raison. Mais il n’empêche que l’image d’une science pouvant aboutir à des vérités éternelles ne tenait plus et que la solution de Kant, conforme à cette image, était gravement compromise.

Pourtant, il se trouvera en France un philosophe convaincu, comme Einstein, de l’objectivité de la nouvelle physique: Brunschvicg. Pour une part, son travail sera alors de reprendre le problème critique tel que l’avait conçu Kant, celui de la condition de possibilité de la science, et d’en donner une solution conforme, elle, à la situation créée par les progrès de la science.

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La solution kantienne relativisée

C’est des axiomes, des principes généraux ou du jugement synthétique apriori que Kant était parti pour déduire les conditions de possibilité de la physique newtonienne. Son erreur fut de croire à la valeur absolue de l’universalité de ces principes et jugements synthétiques, et du même coup à la valeur absolue de leurs conditions de possibilité. Mais du moment qu’une telle valeur ne peut plus leur être attribuée, qu’il existe à côté d’eux d’autres principes qui peuvent même leur être contradictoires (comme les axiomes particuliers des nouvelles géométries par rapport au postulat des parallèles), c’est plus profondément qu’il fallait remonter pour trouver les raisons d’une science objective et universelle.

Dans sa thèse de 1897 sur les modalités du jugement, Brunschvicg analyse ainsi tour à tour le jugement mathématique, le jugement de perception et celui (de la science) physique pour juger leur valeur et leur signification. La solution qu’il donnera à ce problème sera d’affirmer 1. que le jugement physique n’a de valeur que la possibilité, 2. que la nécessité qu’il contient provient du jugement mathématique s’y trouvant incorporé, et 3. que seul ce dernier s’impose absolument à l’esprit, mais qu’il n’a en lui-même aucune valeur de réalité.

Mais pour ce qui nous concerne ici, le résultat principal de ses réflexions et de ses analyses régressives sera de ne cesser de mettre en évidence l’intervention de l’activité intellectuelle dans la construction des connaissances, celles-ci étant essentiellement le produit des jugements portés par le sujet alors qu’il tente de mettre de l’ordre ou de tisser des relations entre les objets, eux-mêmes construits, de son expérience. C’est dans son étude de 1922 sur l’expérience humaine et la causalité physique que cet aspect du relativisme critique proposé en révision et en complément de celui de Kant apparaîtra avec le plus de clarté, soit dans cet ouvrage dont Piaget partira en 1924 pour définir le champ d’une épistémologie qui reprendra le relativisme de son maître, mais en l’important en grande partie sur le plan de l’approche scientifique et non plus philosophique (réflexive) de l’étude de la science.

Pourtant la solution de Brunschvicg comporte une lacune. Devenu extrêmement prudent face à toute thèse susceptible de figer la construction des nouvelles vérités scientifiques, le philosophe n’a pas chercher à répondre au délicat problème de la vérité ou de l’objectivité scientifique, sauf à avancer l’idée, attirante mais insuffisante, que la nécessité du jugement mathématique repose sur l’intériorité mutuelle des idées. C’est sur ce point précis que Piaget se distancera de son maître en adoptant un point de vue scientifique capable d’apporter une solution acceptable.

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L’espace occupe […] une situation spéciale, pouvant être, soit physique et mathématique à la fois, soit uniquement mathématique, selon qu’il intéresse simultanément l’objet et l’action, ou l’action en ses coordinations seules. Le sujet peut, en effet, déplacer, sectionner, etc. un objet, mais l’objet peut se déplacer, être sectionné, etc. indépendamment du sujet.