Fondation Jean Piaget

Les notions de hasard et d'irréversibilité

Présentation
Citations


Présentation

Pour Piaget, la notion de hasard, de constitution relativement tardive puisque sa compréhension nécessite l’intervention d’opérations de niveau formel, traduit la compréhension de l'irréversibilité des phénomènes. Elle se caractérise par la découverte de l'indétermination, c'est-à-dire de réalités incomposables et irréversibles par opposition aux opérations déductives. Elle suppose la dissociation du possible et du nécessaire et la différenciation systématique du plus ou moins probable. Le hasard, c'est donc l'indéterminé et cette indétermination relative qui caractérise le hasard peut revêtir trois formes.

1. Il peut y avoir détermination insuffisante du point de vue des opérations logico-mathématiques. Cette interférence d'opérations logico-mathématiques indépendantes prend alors la forme d'une indétermination logique par défaut d'implication ou de composabilité déductive.
2. Il peut également y avoir détermination insuffisante du point de vue des opérations spatio-temporelles lorsque, par exemple, il y a interférence de séries causales indépendantes. Le hasard s’exprime ici en termes de non-causalité plutôt qu’en termes de non-implication ou de non-composabilité.
3. Enfin, il peut y avoir double indétermination logico-mathématique et spatio-temporelle. Le hasard (comme en microphysique par exemple) relève alors d'une indétermination due aux limites de l'action physique et des opérations logico-mathématiques elles-mêmes à une certaine échelle.

La constitution des notions de hasard et d'irréversibilité suppose néanmoins l'intervention d'opérations déductives. Piaget constate en effet qu'avant la constitution des premières opérations logico-mathématiques et spatio-temporelles élémentaires, l'enfant ne différencie pas ce qui est possible et ce qui est nécessaire et il ne comprend pas l'irréversibilité liée aux phénomènes de brassage et de mélange. Faute de déduction opératoire, il ne saurait y avoir de notion de hasard. À partir du moment où le sujet dispose d'opérations logiques élémentaires, le hasard est reconnu à titre de fait en tant qu'il n'est pas réductible aux opérations déductives. D'où la différenciation, à ce niveau, du possible et du nécessaire qui cependant, faute de composition opératoire de l'ensemble des possibilités, sont conçus comme antithétiques. À l'étape ultérieure, les opérations combinatoires et les proportions, propres au niveau formel, permettent d'inventorier les possibilités et de les doser en attribuant à chaque cas isolé une probabilité à titre de fraction de la distribution de l'ensemble total. C'est à ce niveau qu'apparaît le jugement de probabilité résultant d'une synthèse du hasard et des opérations, par assimilation du premier aux secondes, et dont la signification est de marquer les limites de l’action du sujet à une certaine échelle. Les réalités physiques irréversibles, qui se réduisent à des phénomènes de mélange et de hasard, ne sont donc compréhensibles qu'au moyen d'opérations combinatoires réversibles de permutations, de combinaisons et d'arrangements. Les notions de hasard, d'irréversibilité, de probabilité et d'induction sont intimement liées pour Piaget. Elles procèdent en effet des résistances d'une réalité irréversible aux opérations réversibles et déductives de la pensée et expriment cette union indissociable de l'expérience et de la déduction qui caractérise la pensée physique.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Notion de hasard
Le hasard, c’est le mélange ou, comme le disait Cournot, l’interférence de séries causales indépendantes. L’aléatoire est donc essentiellement caractérisé par son aspect irréversible, donc non déductible dans le détail, en opposition avec les séries bien ordonnées que la pensée peut dérouler ou reconstituer déductivement dans les deux sens. L.C.S., p. 616.

Idée de hasard
(...) la déduction repose sur des systèmes d'opérations logico-arithmétiques ou spatio-temporelles, lesquels consistent entre autres en groupes et groupements. C'est en référence, et, plus précisément, par antithèses avec ces opérations groupées que s'impose à l'intelligence l'idée de hasard, c'est-à-dire de processus relativement incomposables et irréversibles. G.I.H., p.217

Hasard et indétermination
(...) si (...) le hasard se réduit à l'indétermination, celle-ci est doublement relative. Elle l'est d'abord en ce sens que l'indétermination n'est jamais entière, puisque la considération des dispersions permet d'attribuer à chaque cas un certain coefficient, donc une fraction de détermination. Mais elle est aussi relative à un second point de vue, en ce sens que la pensée ne se heurte à l'indéterminé que relativement à un système d'opérations considéré. Nous ne savons donc jamais si un événement fortuit est indéterminé en soi ou seulement par rapport aux opérations en jeu, et, psychologiquement, seul compte ce rapport. G.I.H., p.219

Hasard propre au phénomènes psychiques
(…) le hasard intervient dans les processus mentaux comme dans le monde matériel. De même, en effet, que l’indétermination des opérations appliquées à l’objet exprime un hasard physique sous les espèces duquel nous concevons certaines réalités matérielles, de même l’indétermination des opérations envisagées du point de vue sujet, c’est-à-dire pour autant que le sujet ne parvient pas à les coordonner faute de mécanisme opératoire suffisant, traduit un hasard intérieur ou mental, d’autant plus important à considérer que les fonctions en jeu sont plus élémentaires et plus éloignées de l’intelligence rationnelle. Ce hasard propre aux phénomènes psychiques est dû au fait que la conscience ne peut jamais réunir toutes les données en un même champ conceptuel, sauf précisément dans le domaine logique ou déductif : elle procède alors par centrations successives, motivées quant à l’intérêt du moment qui les suscite, mais plus ou moins fortuites en leur point d’application et découpant donc le donné selon des intersections plus ou moins aléatoires. G.I.H., p. 221.

Notion de hasard et d’irréversibilité
(…) il se trouve que ce sont précisément les formes de pensée réversibles qui sont seules aptes à former les notions du hasard et de l’irréversible, tandis que les formes d’action et de pensée irréversibles sont impuissantes à appréhender pratiquement ou à se représenter les formes de réalité irréversibles comme elles! (…) Les notions du hasard et du mélange irréversible lui-même ne se construisent qu’en étroite corrélation avec leur contraire, c’est-à-dire avec les opérations ordonnées et réversibles. Ces idées constituent donc des modèles de concepts intelligibles ou rationnels, mais portant sur des réalités irrationnelles que la raison assimile sans les détruire et comprend en tant qu’irrationnelles sans leur enlever d’autres caractères que ceux dont elles étaient indûment revêtues par le moi (en particulier par l’affectivité) avant cette assimilation. I.E.G., Vol.II., p. 162.

Caractère formel de la notion de hasard
(…) le propre de ces distributions d’ensemble et des mélanges de diverses natures qui caractérisent le hasard est précisément de constituer des compositions non additives, inassimilables, par le moyen des opérations logico-arithmétiques ou spatio-temporelles élémentaires, et de relever, en tant que systèmes totaux, d’opérations combinatoires de permutations, combinaisons, arrangements, etc., mais non ordonnées et dont seules certaines se réalisent ordinairement parmi l’ensemble des cas possibles. Or, de telles opérations se trouvent être de nature plus complexes que les précédentes, et nécessitent l’intervention de la pensée formelle, parce que constituant psychologiquement des opérations au deuxième degré ou opérations portant sur plusieurs systèmes opératoires à la fois. IEG, Vol.II., p. 166

Genèse de l’idée de hasard
On voit ainsi, en conclusion, combien la genèse de l’idée de hasard, en tant que compréhension graduelle de l’irréversibilité, est liée au développement des opérations réversibles, d’abord simplement concrètes, puis combinatoires et formelles parce que embrassant la totalité du possible. Si l’irréversibilité est, en définitive, attribuée aux cas les plus probables de l’ensemble des combinaisons possibles, c’est donc que ces combinaisons constituent en tant que telles des opérations réversibles. I.E.G., Vol.II, p. 168-169

Idée de hasard et d’irréversibilité
Nous retrouvons donc ici un cas particulier de la loi qui semble générale dans l’évolution des notions probabilistes: de même que l’idée de hasard est née par antithèse à partir des notions opératoires (donc réversibles) et ne peut être pensée que par l’intermédiaire des opérations combinatoires (également réversibles), de même l’idée d’irréversibilité physique est née par antithèse à partir des notions mécaniques réversibles (impossibilité du mouvement perpétuel de deuxième espèce) et ne peut être pensée qu’au moyen d’opérations réversibles. I.E.G., Vol.II., p. 173

Réalités physiques irréversibles
Au total, les réalités physiques irréversibles se réduisent ainsi à des phénomènes de mélange, donc de hasard, mais le mélange lui-même n’est compréhensible qu’au moyen d’opérations réversibles, et l’irréversibilité, en tant qu’assimilée à une marche du moins au plus probable, s’accompagne toujours de réversibilité partielle. I.E.G., Vol.II., p. 175.

Mélange irréversible
Le calcul des permutations n’est réversible et ne constitue un « groupe » qu’à la condition d’être complet, c’est-à-dire de porter sur l’ensemble de toutes les permutations possibles pour un système considéré; au contraire, les modifications effectives de l’ordre des grains ne constituent que quelques réalisations particulières parmi l’ensemble de ces possibilités (et c’est précisément ce rapport entre les réalisations envisagées et l’ensemble des transformations possibles qui définit la probabilité). C’est donc le caractère incomplet de permutations réelles tirées au sort parmi l’ensemble des permutations possibles qui constitue la différence principale entre le mélange irréversible et la suite des permutations ordonnées formant le « groupe » des opérations réversibles correspondantes. E.G., Vol.II, p. 176-177.

Réversibilité logique vs irréversibilité physique
Les opérations sont réversibles parce qu’elles embrassent tout le possible, tandis que le réel est irréversible dans la mesure où il n’est qu’un tirage au sort parmi ces possibilités. Là où le réel est constitué, à l’échelle macroscopique, par des objets globaux soutenant entre eux un nombre de rapports voisin de celui qui est prévu par le système des opérations (…), la réalité elle-même se présente sous une forme approximativement réversible. Mais là où le réel se complique en un détail qui échappe à toute action isolable de notre part, le mélange qu’il constitue par rapport aux opérations combinatoires ne représente qu’une fraction minime de ces combinaisons possible et ce genre de réalité demeure irréversible. I.E.G., Vol.II., p. 178

Réversibilité logique et réversibilité psychologique
Or, la réversibilité se présente, dans l’activité effective de l’esprit, sous deux formes génétiquement indissociables, l’une logique ou rationnelle, l’autre psychologique, et c’est la distinction de ces deux formes qui permet de comprendre comment la pensée tend, de façon irréversible, vers la réversibilité. La réversibilité logique consiste en la possibilité d’inverser toute opération et toute composition entre opérations. La réversibilité psychologique consiste, d’autre part, en la possibilité de parcourir un même trajet mental dans les deux sens. Ces deux sortes de réversibilité sont toujours corrélatives. (…) Cependant, ces deux formes de réversibilité sont distinctes, puisque l’une intéresse la structure des opérations et l’autre le fonctionnement mental. I.E.G., Vol.II., p. 202.

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[…] c’est vers trois ans […] qu’apparaissent, dans le langage, les flexions, les cas et les temps un peu compliqués, les premières propositions subordonnées, bref tout l’appareil nécessaire aux premiers raisonnements formulés. Or ces raisonnements ont aussi pour fonction de construire, derrière la réalité sensible et immédiate, une réalité supposée et plus profonde que le monde simplement donné.

J. Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant, 1923, 3e éd. 1948, p. 203