Fondation Jean Piaget

Le rapport entre le psychologique et le physiologique

La thèse interactionniste
Le parallélisme psychophysique
La position piagétienne


La thèse interactionniste

Le problème des rapports entre le psychologique et le physiologique ne se poserait pas si la conduite psychologique se réduisait au seul comportement observable de l’extérieur. Toute la difficulté provient de la dimension consciente des conduites psychologiques. Comment donc concevoir les rapports entre la conscience et les processus physiologiques? Classiquement deux types de réponses ont été apportées à cette question: l’interactionnisme et le parallélisme.

La solution interactionniste, qui est celle du sens commun, mais aussi celle de Descartes, consiste à admettre que la réalité physiologique peut agir sur la conscience, et vice et versa. Ainsi un ou deux verres de vin peuvent nous égayer, ou bien, en sens contraire, l’intention de fermer une fenêtre se traduire par une suite d’actions matérielles aboutissant à la fermeture de la fenêtre.

Ces deux exemples s’imposent avec force et l’on comprend sans peine que le sens commun ait adopté l’interactionnisme. Mais cette solution pose un problème délicat à la science dans la mesure où elle contredit le principe de conservation de la masse et de l’énergie (l’action consciente sur la réalité physique changerait le cours de celle-ci en introduisant dans son déroulement l’effet d’une action qui n’a rien de physique).

D’autre part, à supposer que l’on admette une telle dérogation aux principes de base de la physique, la solution interactionniste exigerait que l’on ait une idée de la façon dont le conscient pourrait agir sur le physiologique ou l’inverse. Or, soit on admet la présence de ce que Meyerson appelait un irréductible, ou ce que le sens commun appelle plus directement un mystère, soit on est conduit à la solution contraire du parallélisme: ce qui est supposé se produire à l’interface de la matière et de l’esprit, ou du physiologique et du conscient, est conçu comme l’accolement de deux substances dont chacune conserve son identité propre, mais dont les traits correspondent terme à terme.

Le problème que soulève la thèse d’une interaction entre le conscient et le physiologique est, il est vrai, quelque peu escamoté par un choix de notions psychologiques pseudo-explicatives qui paraissent combler le fossé entre la matière et l’esprit. Ainsi Jung, comme bien d’autres psychologues, et en accord avec le sens commun d’ailleurs, utilise les notions d’énergie ou de force psychique pour décrire certains faits psychologiques. Mais il est évident que le choix de ces termes laisse entier le problème de l’action de la conscience sur la matière, ou de celle-ci sur celle-là.

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Le parallélisme psychophysique

Face aux difficultés qui s’accumulent très vite lorsqu’on cherche à clarifier le processus de jonction entre le mental et le physiologique, certains psychologues, comme d’ailleurs certains philosophes, en sont arrivés à formuler la thèse du parallélisme psycho-physique: les faits de conscience et les faits physiologiques existent parallèlement les uns aux autres.

Mais cette thèse peut s’entendre en des sens bien différents selon que l’on est guidé par un souci de méthode ou par un souci d’explication.
    Dans le premier cas, le chercheur se contente de postuler, pour la paix de l’esprit en quelque sorte, l’existence de deux séries de phénomènes se produisant parallélement, mais sans se prononcer sur le fond des choses (c’est là le point de vue adopté par Flournoy, le prédécesseur de Piaget à la chaire de psychologie expérimentale de l’université de Genève).

    Dans le second cas, il y a affirmation de l’existence de deux "substances", la pensée et l’étendue, pour reprendre le langage de Spinoza, dont chacune est comme le miroir de l’autre, sans qu’il y ait jamais interférence des séries.
Sur le plan méthodologique, le principe formulé par Flournoy et repris par Piaget ne soulève pas de problème de fond. Son avantage est que le psychologue d’un côté, le neurophysiologiste de l’autre, peuvent tous deux admettre une certaine autonomie de leur recherche: le premier étudie les faits psychologiques, dont les faits de conscience, le second les faits neurophysiologiques.

Pourtant il est évident que ce principe ne peut pas toujours s’appliquer; il intervient tôt ou tard un moment de la recherche où la question des rapports entre conscience et matière (neuronale) s’impose. Comment se conçoit donc la thèse du parallélisme dans une optique proprement explicative?

La conscience piphénomène

Une solution simple et radicale est celle qu’ont adoptée certains philosophes, et que les psychologues comportementalistes ou les neurophysiologistes pourraient être tentés d’adopter: la conscience comme épiphénomène. Les faits de conscience ne pouvant être niés par personne, il suffit de soutenir que ces faits n’ont aucune action, qu’ils ne sont pour ainsi dire qu’une ombre accompagnant nos comportements ou accompagnant l’activité neuronale.

De ce point de vue la conscience n’explique rien, la succession des faits de conscience se réduisant à la succession, elle expliquée, des faits matériels. Le travail du psychologue n’est pas anéanti: il lui reste le domaine de la description des états de conscience, ainsi que le domaine de la description et de l’explication des comportements. Mais il ne peut en aucun cas invoquer la représentation consciente, l’intention, ou un quelconque autre fait de conscience pour expliquer le déroulement des conduites du sujet.

Pour Piaget cette solution paralléliste, qui exclut la conscience de l’explication psychologique, n’est pas satisfaisante pour deux raisons reliées.
    La première est que l’on ne peut expliquer le sentiment de nécessité mathématique qui accompagne les jugements mathématiques par des motifs qui relèvent soit du comportement, soit des neurones (y compris de ce que l’on appelle depuis McCulloch et Pitts le calcul logique des neurones). "2 + 2 = 4" s’impose avec évidence à l’esprit pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la causalité matérielle, mais qui ont à voir avec l’implication des opérations et des notions en jeu dans cette affirmation.

    La seconde est que, pour être scientifique, l’explication à laquelle espère aboutir le neurophysiologiste ne peut pas ne pas comporter des déductions logiques et mathématiques. Or ces déductions sont explicatives dans la mesure où elles sont conscientes. Et dès lors, ce sont les implications conscientes qui expliquent le cerveau du neurophysiologiste tout autant que l’inverse!
S’il est vrai que "2 + 2 = 4" s’impose à l’esprit pour des raisons qui n’ont rien de matérielles, et s’il est vrai que l’explication neuronale, comme d’ailleurs l’explication physique, n’a de valeur scientifique que parce qu’elle s’impose pour des raisons qui relèvent de la déduction logique et des implications conscientes, il en résulte que le psychologue ne peut se débarrasser du problème des rapports entre le conscient et le matériel, entre l’implication consciente et l’explication causale, par un parallélisme qui reviendrait à considérer l’une des deux séries de phénomènes considérés comme étant le simple reflet de l’autre.

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La position piagétienne

Deux séries d’activités différentes

La solution adoptée par Piaget est pour l’essentiel également le parallélisme, mais un parallélisme qui respecte totalement l’état des constatations et des explications qui existent tant sur le terrain de la neurobiologie, que sur celui de la psychologie et de l’épistémologie génétiques.

Il admet d’abord l’existence d’actions et de transformations propres à chacune des deux séries. Cependant les actions et les transformations qui se déroulent dans chacune d’elles ne sont pas de même nature.
    Dans un cas, les phénomènes engendrés le sont par des processus matériels, dont rendent compte les explications causales.

    Dans l’autre cas, les phénomènes engendrés le sont par des processus qui portent sur des états de conscience, c’est-à-dire par des processus qui relèvent de l’implication logique au sens le plus large du terme (qui inclut les inférences conscientes, mais non thématisées ni thématisables, sauf par le psychologue, pouvant se produire sur le plan de la perception ou de l’action sensori-motrice).
Un parallélisme incomplet

La deuxième constatation faite par Piaget est que, hormis quelques cas exceptionnels, le parallélisme entre les deux séries de phénomènes est incomplet. Il est bien évident que l’ensemble des phénomènes que décrit et explique le neurobiologiste ne se retrouvent pas terme à terme dans l’ensemble des phénomènes décrits par le psychologue.

Dans le cas de l’action de boire de l’alcool par exemple, la complexité du phénomène biologique n’est que très partiellement "reflétée" dans la transformation des états de conscience du sujet. Sur ce dernier plan, ce qui intervient, ce sont d’abord les constats que celui-ci fait des effets de l’alcool sur son comportement, puis les conclusions qu’il peut en tirer pour la suite de ses actions (par exemple se décider en telle ou telle circonstance à boire un verre d’alcool de manière telle qu’il ose aborder une personne qui l’intimide). Seuls les premiers constats sont reliés de façon très globale aux nombreux faits physiologiques qui entrent en jeu.

Inversement, dans l’état actuel de l’explication neurophysiologique, l’explication psychologique par l’enchaînement des implications conscientes n’est que très partiellement modélisée par la neurophysiologie. Au demeurant, il est peu plausible que la neurophysiologie propose des explications complètes des événements se déroulant sur le plan de la série des faits de conscience. Elle ne pourrait le faire qu’en changeant d’échelle et en considérant des réalités matérielles plus abstraites que celles qu’elle a aujourd’hui coutume d’étudier. En ce cas son langage se rapprocherait de celui de la psychologie, cette dernière pouvant alors à la limite modéliser «les rapports les plus généraux en jeu dans la physiologie abstraite ou mathématique» (JP50, III, p. 180).

Vers un monisme possible

On voit poindre ici, comme d’ailleurs en d’autres passages portant non pas sur les phénomènes psychologiques les plus complexes, mais au contraire sur les phénomènes les plus élémentaires, comme les implications pouvant intervenir dans le champ des illusions perceptives, une idée que Piaget ne propose qu’avec la plus grande prudence: le parallélisme psycho-physiologique pourrait aboutir en certains cas d’avancements des deux sciences concernées à un monisme ontologique.

Implication et causalité, logiciel et matériel

Pour comprendre l’intuition qui paraît guider l’essai de Piaget de coordonner les implications conscientes et la causalité matérielle, on peut aujourd’hui recourir à l’analogie fournie par les ordinateurs, c’est-à-dire les machines logico-mathématiques. Certes Piaget n’a jamais été tenté d’attribuer la conscience à ces machines. Mais il est un aspect de la théorie informatique qui aide à approcher cette intuition. Il s’agit de la hiérarchie des langages de programmation, dont la base se rapproche du langage logique que le physiologiste peut utiliser pour décrire le "calcul des neurones", et dont le sommet se rapproche, en intelligence artificielle, des modélisations que le psychologue peut être amené à établir de l’enchaînement des états de conscience.

Si, comme le formule Piaget, la psychologie pouvait dans un futur plus ou moins proche être identifiée à la partie de la physiologie modélisant les rapports les plus abstraits et les plus élevés du fonctionnement cérébral, une telle chose ne serait possible que parce qu’à ce niveau d’abstraction il n’est plus question du langage de la causalité matérielle, mais de celui d’une coordination des buts, des moyens et des représentations (au sens le plus large qui inclut les indices sensori-moteurs).

Or qu’il soit possible de relier ces descriptions portant sur des objets qui n’ont rien de matériel à des modélisations logico-mathématiques d’un calcul des neurones réalisés par des entités physiques, la preuve en est précisément fournie par les liens existant entre la théorie des langages de programmation et la théorie des calculateurs électroniques.

L’analogie précédente n’éclaire bien sûr qu’une partie de la solution de Piaget, dont on notera d’ailleurs qu’elle est partiellement basée sur les travaux sur la "logique des neurones" réalisés par McCulloch et Pitts dans les années quarante. Elle ne résout pas le problème de la conscience, mais seulement celui de la jonction possible des modèles explicatifs de la neurobiologie et de la psychologie.

Implication et causalité, les deux faces d’une même réalité

Piaget est trop attaché aux faits pour qu’il puisse faire l’impasse sur la question de la conscience. Pour lui, qu’un ordinateur puisse réaliser des calculs logiques et mathématiques, et même résoudre heuristiquement des problèmes, n’est certes pas sans conséquence importante pour la résolution du problème de la jonction de la logique et de la biologie.

Mais il n’en reste pas moins que l’ordinateur, en l’état actuel des choses, n’a pas d’états de conscience et n’est pas guidé dans l’enchaînement de ses états par des implications conscientes. Or pour Piaget, l’explication psychologique des conduites psychologiques ne peut faire l’impasse sur ces implications.
    C’est parce que l’enfant de huit ans (ou parce que le savant) s’appuie sur le système des opérations regroupées en une totalité fermée, et plus précisément parce que le sujet a conscience des liens unissant ces opérations les unes aux autres que, d’un côté, il sait que "2 + 2" font nécessairement "4", et que de l’autre, il parvient à résoudre sans aucune difficulté des problèmes dont la solution dépend de la construction de pareils groupes ou groupements et sur lesquels les enfants préopératoires butaient.
Piaget a aussi trop conscience de la profonde unité des sciences pour conclure, de cette constatation relative à l’importance explicative des implications conscientes, à l’existence d’une conscience substantifiée indépendante de la réalité étudiée par les sciences de la nature.

C’est vraisemblablement la raison pour laquelle il tend finalement à pencher, mais avec la plus grande prudence, vers une thèse moniste retenant l’idée d’une seule réalité, au moins dans le «secteur délimité» où les modèles, neurophysiologique d’un côté, psychologique de l’autre, offrent une correspondance étroite: «[Les systèmes physiologiques et conscients alors reliés] ne seraient plus que les deux faces, extérieure (causale), ou intérieure (implicatrice) d’une même réalité» (JP63a, I, p. I-158).

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[…] c’est en réalisant un équilibre toujours plus mobile et plus stable que les opérations finissent par prendre une forme logique proprement dite au terme d’une évolution débutant par des conduites étrangères à toute logique stricte […].