Fondation Jean Piaget

L'évolution de la raison

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Pour Piaget, la connaissance constituant essentiellement un processus et non un état, il n'y a pas de structure invariante de la raison pas plus qu'il n'existe d'état final et absolu des connaissances. L'évolution des connaissances présente en effet deux pôles ou directions: le mouvement d'extériorisation, qui correspond à la conquête de nouveaux contenus de connaissance et le mouvement d'intériorisation, conduisant à une conceptualisation et à une formalisation croissantes de l'action par le biais d'une abstraction à partir des coordinations générales des actions, c'est-à-dire des structures initiales de la connaissance. L'évolution de la raison, c'est donc l'élaboration de nouvelles structures de connaissance solidaires de l'accroissement des connaissances physiques ou empiriques. À l’échelle ontogénétique ou psychogénétique, l'évolution de la raison se traduit par la formation des structures de l'intelligence propres au sujet épistémique. À l’échelle sociogénétique, cette évolution se manifeste par une relativisation croissante des actions du sujet en fonction de l'échelle des phénomènes qu'elles appréhendent. Dans les deux cas, ces modifications prennent la forme d'une décentration et d'une coordination croissantes des actions du sujet solidaire d'une objectivité plus grande. Cela signifie que les progrès dans la compréhension du réel (conquête de l'objectivité) s'accompagnent de progrès au niveau de la conceptualisation et de la déduction (modification de la raison).

Par ailleurs, de même qu'il existe une vection ou orientation dans le progrès des connaissances physiques, se manifestant par leur subordination de plus en plus grande aux structures logico-mathématiques du sujet, de même, il existe une vection propre à l'évolution de la raison. C'est celle d'une indépendance de plus en plus grande des instruments ou formes de la connaissance par rapport à leurs contenus, c'est-à-dire d'une formalisation accrue se traduisant par une mathématisation croissante du réel. C'est d'ailleurs la fécondité illimitée des mathématiques qui témoigne, pour Piaget, du dynamisme incessant de la raison.

Les relations entre sujet et objet dans la connaissance constituant pour Piaget un prolongement des interactions adaptatives de l'organisme avec son milieu, l'évolution de la raison est assimilable à certains égards à l'évolution de la vie. En effet, de même qu'il existe des fonctions communes à toutes les formes d'organisations vivantes, mais qui sont remplies par des organes différents, structurés à des niveaux différents, il existe des fonctions invariantes de la connaissance comme la compréhension et l'explication, mais qui peuvent être remplies par des structures différentes. La succession de ces structures, c'est-à-dire la formation de nouvelles structures de connaissance, correspondrait alors à une amélioration du fonctionnement, donc à un progrès des capacités de compréhension et d'explication, assurant un équilibre accru entre les actions ou opérations du sujet et les objets sur lesquels elles portent. Telle serait donc la vection propre à l'évolution de la raison.

Cette évolution de la raison, qui se manifeste par une mathématisation croissante du réel, n'est pas sans évoquer la perspective bachelardienne (voir: épistémologie bachelardienne) d'une «rationalisme ouvert». En effet, pour Bachelard comme pour Piaget, l'esprit a une structure variable dès l'instant où la connaissance a une histoire. Il se renouvelle au contact d'une expérience nouvelle. C'est pourquoi l'évolution de la connaissance scientifique est solidaire de l'évolution de la raison se manifestant par un rationalisme croissant qui trouve son expression dans la mathématisation croissante du réel.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Évolution de la raison
(...) la raison elle-même ne constitue pas un absolu, mais s'élabore par une suite de constructions opératoires créatrices de nouveautés et précédées par une série ininterrompue de constructions préopératoires tenant à la coordination des actions et remontant éventuellement jusqu'à l'organisation morphogénétique et biologique en général. B.C., p. 118

Évolution de la raison et élaboration de nouvelles structures
Il n'existe pas, en effet, de structure invariante de la raison et c'est même là le fait psychologique ou historique fondamental qui nécessite l'emploi de la méthode génétique en épistémologie. Quel que soit le principe, que l'on désigne comme invariant, on trouve toujours une époque de l'histoire ou un stade du développement individuel qui en ignore l'existence, ou, ce qui revient exactement au même, qui en tire des applications différemment (...). I.E.G. Vol. III., pp. 308-309

Direction ou vection dans l'évolution de la raison
(...) de même qu'à une fonction commune de tous les êtres vivants, telle que la nutrition, peuvent correspondre à des formes indéfiniment variées d'organes, de même à cet invariant fonctionnel qu'est le besoin d'expliquer correspondent des structures très variables. Aucune de ces structures n'étant invariante, aucune ne peut dès lors assigner une direction fixe au développement: le problème est au contraire de savoir si la succession même des structures suit une vection ou non... le problème est de comprendre comment la fonction permanente peut orienter les structures successives et si elle les oriente en fait selon une direction assignable. I.E.G. III, p. 309.

Évolution de la raison et décentration
(...) c'est dans la mesure où la raison se construit que l'objet s'extériorise, car il ne saurait s'objectiver qu'en s'appuyant sur les compositions opératoires du sujet, en vertu (une fois de plus) de ce fait que les processus de décentration constituent une condition nécessaire de la coordination. I.E.G., Vol. II., p. 100

Histoire des idées et évolution de la raison
L'histoire des idées (méthode historico-critique en épistémologie, etc.) comme celle des espèces nous met en présence de transformations beaucoup plus profondes de la pensée qu'on ne l'imaginait: par exemple, entre la physique d'Aristote, la mécanique classique et la physique quantique, tout à peu près a changé, et Aristote eût jugé strictement contradictoires, au point de vue logique, les doubles natures de corpuscule et d'onde qu'un même objet présente au bénéfice du principe de complémentarité ou le fait qu'un corpuscule puisse passer d'une position spatiale P1 en une position P2 sans traverser les positions intermédiaires. La question de savoir si le contenu seul de la pensée a changé ou si le mécanisme opératoire formel a lui-même évolué se pose alors en de tout autres termes qu'auparavant et l'on peut à juste titre estimer que la notion d'un principe formel demeurant identique à lui-même indépendamment de ses changements radicaux d'application est dénuée de signification actuelle. B.C., p. 118

Évolution de la raison et processus d'équilibration
(…) si la raison humaine évolue, elle ne se modifie jamais sans «raison», ce qui revient à supposer des paliers d’équilibration et des vections ou directions rendues nécessaires par les lois internes de l’autorégulation responsable des transformations. B.C., p. 142. La question principale, à propos de laquelle sont à examiner les connexions entre le devenir historique et les normes, ou même (...) entre ce devenir et le statut existentiel de l'objet (et, d'une manière plus générale encore entre les méthodes historico-critiques ou génétiques et les méthodes d'analyse formalisante) est ainsi la question du développement des structures en termes de succession contingente ou d'intégration progressive. La question est donc d'établir si la raison évolue sans raison ou si la raison de la constitution d'une nouvelle structure comporte par ailleurs la nécessité d'une intégration des structures précédentes. L.C.S., p. 114-
Or, cette tendance historique à l'intégration des structures antérieures dans les suivantes n'est que l'expression généralisée du processus génétique de l'équilibration, selon lequel la genèse de toute structure tend à un état d'équilibre qui ne signifie en rien un achèvement total ou état de repos, mais l'intégrabilité conservant dans de nouvelles structures la structure intégrée. L.C.S., p. 115.

Parallélisme entre évolution de la vie et évolution de la raison
La comparaison de l'évolution de la raison avec l'évolution de la vie est de nature à nous montrer d'emblée que certaines fonctions constantes (nutrition, respiration, sexualité, etc.) n'orientent nullement d'elle-même la succession des organes qui les remplissent et qui varient d'une classe à l'autre de la série des êtres organisés (...) même en admettant l'invariance des fonctions de la connaissance, et la variation des structures ou organes intellectuels, on ne saurait parler d'un effet directeur de la première sur les seconds (...) qu'à une seule condition: c'est au cas où les étapes successives de formation des structures seraient caractérisées par un exercice toujours meilleur de la fonction, c'est-à-dire par un fonctionnement toujours plus complet, plus étendu et plus stable de la raison. Le problème de la direction se réduit ainsi à un problème d'équilibre. I.E.G. III, p. 311.

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[…] l’épistémologie génétique […] cherche […] à analyser le travail réel de la pensée en marche, qu’il s’agisse de celle des travailleurs scientifiques comme de cette immense masse d’activités cognitives préscientifiques débutant dès le passage de la vie organique aux comportements élémentaires.

J. Piaget, Introduction à l'épistémologie génétique., 1973, vol. 1, p. 9