La logique
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Dans la perspective piagétienne, la logique n'est pas réductible au langage et ne constitue nullement le propre de la pensée réfléchie. Déjà présente sous une forme élémentaire au niveau de l'activité sensori-motrice, avant même l'apparition du langage, elle a sa source dans une sorte d'organisation spontanée des actions. En tant que discipline scientifique autonome, la logique peut être définie comme «l'étude des conditions formelles de vérité», c'est-à-dire comme une recherche purement normative ne faisant appel ni aux faits ni à l'expérience puisqu'elle est affaire de pure validité déductive. Toutefois, si la logique axiomatisée du logicien apparaît un peu comme une «logique sans sujet», indépendante et autonome dans le choix de ses axiomes, elle n'en constitue pas moins le résultat d'un processus d'axiomatisation. D'où la question essentielle, selon Piaget, de comprendre d'où procède la logique, c'est-à-dire de quoi est-elle la formalisation.Piaget se propose d'apporter une réponse à cette question à la lumière des données de la psychologie génétique. Il voit dans la logique le résultat d'une axiomatisation des structures de la pensée naturelle. Il considère en effet que les raisonnements des sujets s'appuient, sans le savoir, sur des structures d'ensemble qui peuvent être décrites dans le langage qu'utilise la logique et qui constituent le point de départ des formalisations du logicien. Si les structures élaborées par la logique formelle dépassent largement, tant par leur nombre que par leur richesse, celles de la pensée naturelle ou naïve, il n'en demeure pas moins, pour Piaget, qu'elles ont été élaborées à partir d'elles. Ainsi, de même que les opérations de l'intelligence, c'est-à-dire les actions intériorisées et réversibles, procèdent par une abstraction réfléchissante à partir des relations logiques immanentes à la coordination générale des actions, de même, entre la logique caractérisant les structures opératoires de l'intelligence et le système axiomatisé des logiciens, il n'y a pas rupture mais continuité. La formalisation logique, tout comme les mathématiques d'ailleurs, ne fait que prolonger un processus d'élaboration de formes de plus en plus abstraites, déjà à l'oeuvre au niveau de la psychogenèse.
Piaget insiste beaucoup sur la complémentarité nécessaire des analyses logique ou formalisante et psychologique qui, tout en demeurant irréductibles l'une à l'autre, renvoient au double problème des structures et de leur genèse. En effet, la logique, en tant que résultat d'un processus de construction continuelle, soulève des questions de faits qui n'appartiennent pas à son domaine mais à celui de la psychologie. Ces questions sont relatives à la genèse de ces structures ou formes et à leur nature, envisagée non pas sous l'angle de leur validité formelle, mais cette fois du point de vue de leur position par rapport aux activités du sujet et aux propriétés de l'objet. Ces «structures naturelles», qui constituent le point de départ des axiomatisations du logicien, la psychologie de l'intelligence les étudie donc à titre de faits à travers les conduites des sujets et les raisonnements qui les sous-tendent. Piaget établit à cet égard une distinction entre les normes, qui sont affaire de pure validité formelle, et les faits normatifs, c'est-à-dire ce que le sujet considère comme des normes ou des nécessités logiques à différents niveaux de son développement. Ce sont précisément ces faits normatifs que la psychologie étudie en tant que faits dans les conduites du sujet. Le recours à la psychogenèse permet alors d'atteindre, à travers l’étude de ces faits normatifs, les sources non formalisées ni même réfléchies de la logique.
L'épistémologie piagétienne de la logique s'inscrit donc dans une perspective essentiellement constructiviste. Procédant d’une série d’abstractions réfléchissantes à partir des structures opératoires de la pensée naturelle, la logique formelle est conçue comme le résultat d'une construction jamais achevée puisque, en tant que discipline scientifique autonome, elle continue à se développer, créant ainsi de nouveaux instruments opératoires qui dépassent largement, par leur puissance et par leur étendue, ceux de la pensée naturelle. Ce caractère constructif de la logique est lié aux limites mêmes de la formalisation, c'est-à-dire à l'irréductibilité des systèmes plus forts aux systèmes plus faibles et à l'impossibilité de démontrer leur non-contradiction par leurs propres moyens. Au niveau psychogénétique, la construction de nouvelles structures à partir des structures de niveaux antérieurs est elle-même liée aux limitations de ces dernières. C'est ainsi que les structures opératoires concrètes, qui ne fonctionnent qu'en présence des objets et grâce à leur manipulation, sont progressivement intégrées en des structures plus larges de niveau formel, d'autant plus riches qu'elles sont davantage autonomes par rapport aux objets concrets et réels puisqu'elles permettent de raisonner sur l'abstrait et le possible ou l'hypothétique.
Piaget voit dans les constructions logiques, prolongeant l'élaboration progressive des structures de l'intelligence à partir des coordinations générales de l'action, l'expression d'un processus d'équilibration majorante caractérisant le développement des connaissances. Il établit une relation fondamentale entre la logique et l'équilibre des actions ou opérations de la pensée. C'est effectivement en termes de relations logiques plus ou moins élaborées qu'il définit l'équilibre dynamique des opérations de la pensée. Dire que les structures de l'intelligence atteignent un certain palier d'équilibre signifie qu'elles se constituent en structures d'ensemble définies par certaines règles logiques permettant de relier entre elles, sous une forme déductible et nécessaire, les différentes opérations qui les constituent. Aux différents paliers d'équilibre, constitués par les structures sensori-motrices, les structures opératoires concrètes et les structures opératoires formelles, correspondent donc des systèmes logiques plus ou moins élaborés reliant les unes aux autres, de façon cohérente et nécessaire, les différentes actions ou opérations constitutives de ces systèmes. La logique apparaît alors comme une sorte de système «autocorrecteur» analogue, au plan cognitif, à ce que sont les systèmes d'autorégulations organiques ou physiologiques, au plan biologique.
Puisque chaque discipline se prolonge, pour Piaget, en une épistémologie interne, ou théorie de ses propres fondements, et en une épistémologie dérivée, qui met en relation l'épistémologie interne de cette science avec celle des autres sciences, il existe une épistémologie interne de la logique. Or, celle-ci se confond pratiquement avec la logique elle-même, explique Piaget, puisque l'objet d'étude de la logique concerne précisément les fondements de toute science déductive, y compris ses propres fondements.
Piaget distingue, par ailleurs, six grandes variétés d'épistémologie dérivée de la logique, selon qu'elles s'appuient sur des interprétations transcendantales (1 à 3) ou naturelles (4 à 6) de la logique et selon qu'elles mettent l'accent sur les données d'expériences (1 et 4), sur des structures déjà constituées (2 et 5) ou sur des interactions constructives (3 et 6). Cette classification lui permet de situer le point de vue constructiviste, qui est le sien, par rapport à d'autres courants épistémologiques.
1. La conception platonicienne de la logique constitue un exemple d'interprétation transcendantale centrée sur les données objectives que le sujet découvre grâce à la faculté de «concevoir».
2. L'apriorisme est une interprétation transcendantale centrée sur les structures du sujet.
3. La phénoménologie invoque une interaction transcendantale du sujet et de l'objet et recourt à une intuition «pure» des essences.
4. L'interprétation empiriste de la logique consiste à réduire la logique à une lecture des données de l'expérience, que celle-ci soit interne ou externe.
5. L'interprétation nominaliste du positivisme logique réduit la logique à des structures linguistiques ou à des conventions.
6. Enfin l'interprétation interactionniste et constructiviste de Piaget fait de la logique l'axiomatisation des activités et structures opératoires du sujet.
©Marie-Françoise Legendre
Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.
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Citations
La logiqueLa logique, (…), ne se réduit en rien, (…), à un système de notations inhérentes au discours ou à n'importe quel langage. Elle consiste elle aussi en un système d'opérations (classer, sérier, mettre en correspondance, utiliser une combinaison ou des «groupes de transformations», etc.) et la source de ces opérations est à chercher, bien en deçà du langage, dans les coordinations générales de l'action. B.C., p. 23
La logique en tant que système autocorrecteur
La logique tout entière, qu'il s'agisse de la «logique naturelle» ou des systèmes axiomatisés des logiciens, consiste essentiellement en un système d'autocorrections dont la fonction est de distinguer le vrai du faux et de fournir les moyens de demeurer dans le vrai. C'est sans doute cette fonction normative précise et bien délimitée qui distingue le plus clairement les mécanismes cognitifs conscients par rapport au jeu mécanique des autorégulations physiologiques ou mécaniques. B.C., p. 61
La logique comme axiomatisation de la pensée naturelle
(…) la logique est une axiomatisation des structures opératoires de la pensée du sujet, structures étudiées par ailleurs à titre de faits par la psychologie de l'intelligence (…). Il s'agit (…) de structures opératoires sous-jacentes et non pas des données introspectives de la conscience (…) En un mot, ce qu'axiomatisent les logiques ne se réduit pas aux raisonnements conscients du sujet, mais porte sur les opérations qui les rendent possibles et qui sont à son insu coordonnées en structures. L.C.S., p. 396
Réalité que formalise la logique
(…) la réalité que formalise la logique n'est plus à chercher dans des expériences internes ou externes considérées statiquement, mais dans un processus historique de construction intéressant tous les niveaux du développement, à partir des plus élémentaires jusqu'aux formes supérieures d'abstraction réfléchissante intervenant dans l'histoire de la logique elle-même. Tandis que la psychologie analysera les conditions de fait de la formation de ces structures opératoires et leur passage du plan de la coordination des actions à celui de l'abstraction réfléchissante, la logique pourra les formaliser en tant que système d'opérations abstraites et non plus en tant qu'utilisées ou vécues dans l'expérience du sujet, ce qui écarte tout psychologisme. L.C.S., p. 381.
Développement de la logique formelle
(…) le développement de la logique formelle n'est jamais achevé et (…) il ne consiste pas seulement en addition de connaissances nouvelles s'ajoutant linéairement aux précédentes mais en reconstructions dues à des exigences non données dès le départ et surgissant en cours de route. L.C.S., p. 382.
Formalisation
En un mot, la formalisation constitue bien, du point de vue génétique, un prolongement des abstractions réfléchissantes déjà à l’œuvre dans le développement de la pensée, mais un prolongement qui, par les spécialisations et les généralisations dont il se rend maître, acquiert une liberté et une fécondité combinatoire dépassant largement et de toutes parts les bornes de la pensée naturelle, selon un processus analogue à ceux selon lesquels les possibles en arrivent à faire éclater le réel. E.G (L’épistémologie génétique), p.79
Caractère constructif de la logique
(…) la réalité logique apparaît (…) non pas comme immobile ou statique mais comme en construction continue. L.C.S., p. 382
Or, la raison profonde de ce caractère constructiviste est fourni par l'analyse des limitations du formalisme (…): du moment qu'un système formel n'est pas réductible à des systèmes plus faibles et qu'il ne suffit même pas à ses propres besoins de décidabilité ni de démonstration de non-contradiction, il ne demeure d'autre possibilité, pour combler les lacunes qui subsistent en sa formation que de construire des systèmes plus forts. Ceux-ci fourniront la décidabilité qui manque au précédent tout en comportant à son tour des propositions non-décidables, etc. ce qui conduit à poursuivre les constructions. L.C.S., p. 383
Du moment qu’une théorie formalisant une structure ne parvient pas à assurer sa cohérence ou non contradiction par ses propres moyens ou par les moyens plus faibles empruntées aux sous-structures qui lui sont subordonnées, il n’existe qu’une voie pour atteindre cette rigueur inaccessible au palier considéré et cette voie est en même temps décisive du point de vue du constructivisme : c’est de recourir à des moyens plus «forts», c’est-à-dire de construire un système dépassant le précédent tout en l’englobant. L.C.S., p. 571.
Logique du logicien
Notre hypothèse est donc que la logique du logicien consiste en une axiomatisation de telles structures opératoires rendues nécessaires par leur achèvement et leur fermeture. Cela ne revient nullement à dire que le sujet trouve en sa conscience une logique naturelle tout élaborée qu'il se borne à traduire en symboles. Mais cela signifie qu'en construisant son axiomatique, aussi librement qu'il le veut, le logicien ne part pas de rien mais procède à des abstractions réfléchissantes à partir de quelque chose, si inconscient que soit le mécanisme intime de sa propre pensée: ce point de départ est alors constitué par les liaisons mêmes rendant possible cette pensée propre; et ces liaisons ne sont pas autres que les structures opératoires assurant son fonctionnement, donc les structures fermées dont on vient de parler. L.C.S., p. 392
Logique et psychologie
On peut par conséquent dire, sans équivoque aucune, que la logistique est une axiomatisation des opérations de la pensée, et que la science réelle correspondante, c’est-à-dire celle qui étudie le même objet mais sans l’axiomatiser, n’est autre que la psychologie des opérations, c’est-à-dire la partie spéciale de la psychologie de la pensée qui s’occupe des formes d’équilibre et des modes d’organisation des opérations. I.E.G., Vol. III, p. 184.
Différences entre pensée naturelle et systèmes formels
Les différences évidentes entre la pensée naturelle et les systèmes formels (…) s’expliquent avant tout par les fonctions distinctes ou les «intentions» correspondant aux deux sortes d’activités. La formalisation est, en effet, exclusivement orientée vers la démonstration et c’est pourquoi elle est obligée de procéder par ordre de succession, c’est-à-dire de façon linéaire : les axiomes en premier lieu, puis les théorèmes et enfin le métalangage. La pensée naturelle, par contre (…) a pour fonction essentielle d’inventer c’est-à-dire d’élargir le système des connaissances acquises. E.E.G, Vol. 14, E.M.P., p.296.
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