Fondation Jean Piaget

Les explications "scientifiques"

Généralités
La conservation de l’élan
La composition des forces et l’addition vectorielle


Généralités

Dès ses anciens travaux sur la causalité primitive chez l’enfant Piaget avait découvert un type «plus raffiné» de causalité, «l’explication par déduction logique» (JP27, p. 300), qui est invoquée lorsque les sujets sont placés devant une situation telle que celle des vases communicants (fig. 37).

Certains enfants répondaient au psychologue qui les interrogeait que «le niveau est égal dans les deux vases [...] parce que l’eau peut aussi bien aller dans un sens que dans l’autre» (JP27, p.310).

En d’autres situations, ce seront des propriétés comme la densité, ou le poids spécifique des objets qui seront invoquées par les sujets, soit «des notions qui sont de pures relations, choisies en vue de la déduction et non imposées par les faits» (id.).

On voit par là que Piaget découvre dès 1927 le caractère logique et quasi mathématique des explications les plus abstraites données par les enfants de ce stade. Mais là s’arrête sa première analyse génétique de la causalité.

Il faudra des décennies de recherches consacrées aussi bien à la découverte et à la modélisation opératoire des structures logico-mathématiques qui sous-tendent la pensée de l’enfant, qu’à l’assimilation approfondie des notions de base de la physique newtonienne (assimilation qui passe par la connaissance de l’épistémologie de la physique) pour qu’il parvienne à éclairer les notions cachées dans la compréhension rationnelle que l’enfant atteint de la réalité physique.

Ce faisant il montrera là aussi, comme il l’a fait pour la pensée logique ou la pensée mathématique, comment les interactions de l’enfant avec la réalité physique, les questions qu’il se pose par rapport à elle, que ce soit directement, ou sous l’influence d’une pensée adulte, ou encore à la suite de confrontations avec ses pairs, le conduisent à construire un réseau de notions de plus en plus différenciées, ainsi que des regroupements d’opérations conformes à ces différenciations. Ces opérations permettront au sujet d’anticiper correctement et d’expliquer déductivement les phénomènes physiques à la portée du sens commun.

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La conservation de l’élan

Comment l’enfant du troisième stade se représente-t-il et explique-t-il un phénomène tel que la transmission du mouvement d’une bille sur un groupe d’autres billes en contact et alignées les unes derrières les autres (fig. 44)?

Il n’a plus besoin d’invoquer de petits mouvements invisibles des intermédiaires pour expliquer cette transmission et il peut même prévoir dès le départ que les billes intermédiaires ne bougeront pas, seule la dernière partant. Ce dernier départ est alors expliqué par le passage de "l’élan" acquis par la première bille avant qu’elle ne vienne frapper les autres:
    «L’élan, il passe dans toutes les billes [... mais] chaque fois quand une bille pousse l’autre, l’élan se perd [pour celle qui pousse... Et pour la dernière:] elle n’en touche pas d’autres alors son élan ne se coupe pas, et elle peut partir» (EEG27, p. 91).
Il y a, sous-jacente à de telles réponses, la compréhension de principes non énoncés, tels que celui d’action et de réaction.

L’élan comme force ou accélération

La discussion avec les enfants permet de cerner ce qu’ils entendent à ce stade par l’élan. Celui-ci est parfois identifié à la force et conçu comme dépendant à la fois de la masse du corps et de sa vitesse: si l’on place en haut du dispositif deux billes au lieu d’une, l’élan avec lequel ces deux billes frappent les billes immobiles sera doublé («elles ont un double élan», EEG29, p. 92). Ou alors il se confond avec l’accélération: plus les billes partent de haut, plus elles arriveront vite, et plus leur élan sera grand (la force dépend en ce cas de la masse et de l’élan).

Par ailleurs, dans une situation où quatre billes arrivantes font partir quatre autres, une cinquième restant immobile, un enfant pourra affirmer qu’il «serait en quelque sorte injuste qu’il y en ait une de plus qui parte» (EEG29, p. 92).

Ce qui est sous-jacent à cette réponse, comme à celle donnée en 1927 au problème des vases communicants, c’est l’intuition du principe abstrait de raison suffisante ou de l’équilibre des forces en jeu. Mais maintenant le psychologue peut faire un pas de plus et déceler les opérations et notions qui se cachent sous ce "simple" énoncé.

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La composition des forces et l’addition vectorielle

Parmi les nombreuses recherches engagées dans les années septante sur la causalité chez l’enfant, on peut mentionner également celles qui portent sur la composition des forces et de leur direction.
    Soit, par exemple, une allumette attachée à trois ficelles au bout desquelles sont suspendues des objets de poids initialement égaux (fig. 46); seuls les sujets du troisième stade parviennent prédire correctement ce qui se passe si l’on remplace l’un de ces objets par un plus lourd.
Pour résoudre ce problème, les sujets doivent en effet imaginer le résultat virtuel de l’action de chacun des poids pris isolément, puis composer l’effet virtuel de ces trois actions pour en tirer le résultat final. Ce qui est en jeu ici, c’est l’addition vectorielle, par opposition à l’addition numérique. Maîtriser la première telle qu’elle intervient dans la composition de deux forces consiste:
    «1) A se représenter les trajets qu’effectueraient les mobiles animés par chacune des deux forces comme si elle était seule en jeu; 2) A imaginer ces trajets avec leurs deux caractères inséparables de direction et de longueur; 3) A les mettre bout à bout [...] pour relier les deux extrémités (grande diagonale) ou plus simplement à relier leurs extrémités [...] en prenant pour résultante le point médian de cette petite diagonale; autrement dit à réunir les deux trajets en un seul en tenant compte de leurs longueurs et pas seulement de leurs directions» (EEG26, p. 63).
Ces recherches confirment ce que laissent pressentir celles sur la transmission du mouvement: la notion de force n’est plus à ce stade assimilée au sentiment interne de force, mais est une notion abstraite liée au développement de la pensée logico-mathématique de l’enfant et à l’attribution qu’il fait de certaines propriétés mathématiques aux interactions entre objets et à ce qui est supposé produire les effets physiques observés lors de ces interactions.

La causalité comme attribution d’opérations

En définitive, qu’est-ce que montrent les travaux des années septante sur la notion de causalité ()? Ils permettent certes à Piaget, et là était son but principal, de confirmer et de préciser la thèse qui se dégageait dès l’ouvrage d’introduction à l’épistémologie génétique (JP50), selon laquelle la causalité opératoire est une attribution au réel des opérations que le sujet construit et utilise pour organiser et transformer, mais aussi concevoir et se représenter de façon rationnelle le monde extérieur, réel ou logiquement possible.

Mais du point de vue psychologique qui nous concerne ici, ces travaux complètent les recherches d’Inhelder et de Piaget sur la logique expérimentale de l’enfant et de l’adolescent, en montrant au moyen de quels concepts et de quelles opérations la pensée humaine parvient à s’expliquer au moins partiellement le devenir du monde physique et celui des objets qu’il y découvre, sans plus les confondre avec le mode de fonctionnement des activités psychologiques.

Ils révèlent ainsi tout un nouveau pan de la nature humaine. Et ils nous font comprendre comment les interactions que les objets ont entre eux continuent à paraître familières à la pensée, et cela alors même que celle-ci a abandonné la façon première de peupler l’univers physique d’êtres qui ressemblent étrangement à ce que le sujet saisissait de lui-même au début de la construction de sa représentation du monde, comme d’ailleurs aussi, mais de façon plus enfouie, au début de la construction du monde de l’action et de la perception, lors des troisième et quatrième stades de son développement sensori-moteur.

Du point de vue psychologique pourtant, l’analyse opératoire approfondie des recherches les plus récentes ne fait sens que si l’on conserve à l’esprit le résultat des anciennes études montrant le passage d’une pensée causale, centrée sur elle-même et pourtant soumise à une réalité où tout peut arriver, à une forme objective d’explication de cette réalité.

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Ce que la notion de force ajoute à celle de pure accélération, ce sont […] les compositions opératoires auxquelles elle donne lieu, et notamment l’emploi qui y est fait des vitesses ou des travaux virtuels, c’est-à-dire de mouvements déterminés en tant que devenant nécessaires si certaines situations possibles se réalisent, mais non pas en tant qu’actuels.