L’action ne se réduit pas à la motricité

Un forum pour débattre sur diverses critiques adressées à Piaget

L’action ne se réduit pas à la motricité

Message par René » Ven Juin 29, 2007 12:42 am

Dans ses entretiens avec Charles Widmer, en 1976, Piaget disait : « pour faire du neuf, il faut disposer d’une tête de Turc, et chercher le contraire ».
Le psychologue Roger Lécuyer semble avoir suivi ce conseille en n’ayant eu de cesse de s’en prendre à Piaget. Mais a-t-il fait du neuf ? Je souhaite ici exprimer mes doutes sur ce point.

Dans les textes de Roger Lécuyer, une idée est récurrente : Piaget a sous-estimé la précocité de certaines compétences, notamment celles liées à la perception du très jeune bébé.
Dans l’ouvrage Petite enfance, éveil aux savoirs (1992), Roger Lécuyer fait le point sur Les débuts de l’intelligence. Il écrit, à propos de Piaget : « Enfin, la question a été longtemps posée de manière quasi exclusive à partir de la théorie de Piaget et, si l’on sait actuellement que Piaget s’est trompé sur un certain nombre de points, l’abandon de sa théorie se fait difficilement et semble laisser certains spécialistes orphelins » (p. 19). L’auteur souligne ensuite l’importance de l’action dans la conception piagetienne de l’intelligence chez le bébé, notamment « l’action de transformations de l’environnement, action qui met nécessairement en jeu la motricité » (pp. 20-21). L’auteur voit une insuffisance dans cette conception de l’intelligence liée à la transformation de l’environnement par le biais de l’action, et en veut pour preuve des recherches plus récentes centrées « sur la perception et non plus sur la motricité. On a pu ainsi montrer que bien avant de pouvoir agir sur son environnement physique, le bébé était capable de comprendre ce milieu, ce qui évidemment contredit Piaget ». S’en suit (p. 21) un paragraphe titré : « L’activité perceptive des bébés » qui débute par l’exposé d’une expérience sur la capacité d’habituation du bébé à qui on présente des images sur un écran. La mise en évidence de ce « plus élémentaire des modes d’apprentissage » d’où l’action serait exclue, aurait selon cet auteur, porté un coup fatal à la théorie de Piaget.

Ce titre contradictoire (« L’activité perceptive des bébés ») montre qu’en effet, Piaget l’a bien souligné, percevoir est déjà une action. C’est même déjà une action de transformation, car il ne saurait y avoir de perception sans des structures perceptives en capacité d’assimiler les sollicitations de l’environnement. Chez Piaget, l’action ne se réduit pas à la motricité.
Précison ce point en citant Piaget : « Il faut distinguer, en effet, dans le domaine de la perception, la perception simple, c’est-à-dire la réception de tous les éléments donnés simultanément dans un champ, et même là encore il n’y a pas pure réception, il y a d’emblée mise en relation. Et il faut distinguer, d’autre part, ce que nous appellerons l’activité perceptive, c’est-à-dire la coordination des perceptions successives, coordination qui intervient dans toute perception qui dure tant soit peu. Dès que le regard se fixe en un point et ensuite se fixe en un autre point, il faut déjà une coordination entre ces deux fixations successives ; nous avons déjà là une activité de mise en relation. Et l’étude génétique montre que cette activité perceptive augmente au cours du développement mental, tandis que la perception simple ne se transforme pas en sa structure. Nous avons donc là un facteur d’activité dès la perception elle-même et qui est contraire au schéma empiriste. » (1951, Causeries sur l'intelligence, Archives R.S.R.).

Roger Lécuyer l’ignore-t-il ? Dans une conférence de 1996 (Olivier Houdé, Claire Meljac (2000) L’esprit piagetien, hommage international à Jean Piaget, Paris, P.U.F.) il dit (p.93) : « Mais du point de vue qui m’intéresse ici, l’essentiel est ailleurs. Il est dans une affirmation de Piaget, qui était à son époque partagée par beaucoup de gens, et qui est aujourd’hui un lieu commun pourtant rarement pris en compte : la perception est une activité ».
Mais cela n’empêche pas l’auteur de déclarer dans la foulée (p.95) : « L’erreur de Piaget, et de tous ceux de son époque, c’est d’avoir réduit l’action à l’action motrice ». Doit-on comprendre qu’il faut distinguer « action » et « activité » ? Pourquoi pas, mais sur la base de quels arguments ?

Tout ça n’est pas très clair. Si Roger Lécuyer valide l’idée d’action comme inhérente à la perception, c’est donc qu’il ne se propose pas de renouer avec une quelconque thèse associationniste ou empiriste. Par conséquent il n’y a pas, dans sa présentation de l’intelligence naissante, fut-elle centrée sur l’activité perceptive, de quoi invalider l’assimilation comme processus fondamental dans la rencontre entre le sujet et son milieu (en tout cas, cette démonstration manque à son exposé).

Ce qui est gênant chez cet auteur, c’est qu’il s’oppose à un Piaget qu’il caricature, et dont il n’a pas saisi l’essentiel.
Il prête à Piaget « une primauté de l’action ». L’« erreur fondamentale » de Piaget est ce « primat de l’action identifiée à la motricité globale » (p.89). Hormis le fait que l’action n’est pas « identifiée » à la motricité dans la théorie de l’équilibration comme nous venons de le voir, Piaget n’est en aucun cas un théoricien de la primauté. C’est tout au contraire celui de la continuité ; continuité fondamentale du développement biologie en un développement cognitif. Piaget n’a cessé d’affirmer qu’il n’y a pas ni début absolu ni facteur premier ou dominant.
Persuadé du contraire, notre auteur iconoclaste affirme (p.96) : « l’un des points centraux du structuralisme piagetien est la discontinuité du développement et la notion de stade ». Là encore, Piaget a bien dit que le découpage en stades ou périodes est un artifice théorique pour mieux saisir les dominantes de phénomènes de transformations parfaitement continus et sans ruptures. Il y a presque de la mauvaise foi à utiliser ce type d’argument contre Piaget.
Cette critique de la classification m’a toujours laissé perplexe. Au fondement de la logique se trouvent les concepts, ou les classes, sans lesquels on ne peut émettre de jugements ou propositions, sans lesquels on ne peut tenir de raisonnement ou effectuer des démonstrations. Les travaux piagetiens sur la logique nous apportent justement de quoi mieux comprendre cette construction de l’intelligence humaine, et donc de mieux identifier son caractère relatif. Et voilà qu’on reproche à Piaget de confondre ses classifications avec le réel...
La pensée de Roger Lécuyer est-elle indemne de tout concept par souci de fidélité aux réalités du bébé ?
Dès lors, quel est son apport de fond à la théorie du développement des connaissances ? Notre tombeur de Piaget termine sur cette phrase pleine de sa modestie : « Il nous faut donc inventer un nouveau constructivisme » (p.97). Depuis, pas grand-chose...
Que les « spécialistes orphelins » sèchent leurs larmes, il ne faut pas confondre un père disparu, d’un père incompris...

• Le drame de notre auteur, excusez ma franchise, est qu’il croit que ses observations invalident la théorie de l’équilibration (et même le constructivisme), parce qu’il réifie cette théorie en la réduisant à certaines expériences rigidifiées à souhait, car trop isolées de l’ensemble.
Lorsque l’on aborde les travaux de Piaget, il est déjà risqué de séparé l’œuvre psychologie de l’œuvre épistémologique. De surcroît, on a toutes les chances de s’égarer si l’on isole une petite séquence des études psychologiques comme c’est le cas ici.

On constate çà et là un certain nombre de travaux qui se présentent comme des désaveux de la théorie de l’équilibration, et qui pourtant, loin de contredire Piaget, gagneraient beaucoup en utilisant sa théorie pour expliquer leurs propres observations.
L’image de l’orphelin utilisée par Roger Lécuyer paraît ici pleine de sens, car elle renvoie à la figure paternelle qui, s’agissant de Piaget, semble imposante au point que tout ce qui n’a pas eu son approbation est trop vite vécu, à tort, comme si opposant. S’il y a une œuvre qui ne doit pas être considérée comme un monolithe inaltérable, c’est bien la théorie de l’équilibration. Plus que toute autre, elle fonctionne comme un organisme vivant. Elle dispose des moyens d’assimiler bien des observations qui n’ont pu être mises en œuvre du vivant de Piaget. Mais elle peut s’accommoder, se transformer face à ce nouveau, sans pour autant renoncer aux lois fondamentales du vivant dans lesquelles elle s’inscrit. C’est, selon moi, le génie de Piaget : l’inscription de la connaissance (y compris sa propre théorie) dans la vie est indépassable, car la vie se transforme, mais ne renonce pas à elle-même.
On ne peut annoncer la fin de Piaget sous prétexte qu’une activité de perception et d’habituation précoce, dont il n’avait pas pensé l’étude, est mise en évidence. On peut facilement admettre l’intérêt de ces recherches. La critique ne saurait être rejetée dogmatiquement. Mais en quoi ces observations nouvelles contredisent-elles fondamentalement la « biologie des connaissances » ?

Le jour où il sera fait la démonstration que la connaissance ne se développe pas selon un principe d’équilibration de structures (des perceptions élémentaires aux propositions les plus générales), au travers d’une activité d’autorégulations continues au contact de l’environnement, Roger Lécuyer pourra en effet déclarer que Piaget s’est trompé, et que sa théorie est abandonnée.
René
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