Chers amis,
Je lis assez souvent dans des mémoires de master d'étudiants qui travaillent sur les expériences philosophiques à l'école élémentaire, que Piaget aurait définitivement condamné la philosophie pour enfants. Cette thèse se trouve sous la plume d'un certain nombre de disciples de M. Lipman, qui n'hésitent pas à présenter Lipman comme un anti-piagétien.
Personnellement, je ne connais pas de propos de Piaget condamnant la philosophie pour enfants. Il est vrai que ces expériences sont relativement récentes. Il semblerait qu'on ait fait parler Piaget après sa mort. En tout cas, si un tel texte existe, je ne le connais pas. Et si un tel texte existe, je ne comprends pas pourquoi les lipmaniens n'y font pas explicitement référence.
L'argument avancé, quand il y en a un, est, en gros, que pour Piaget le très jeune enfant n'est pas socialisé et que l'égocentrisme enfantin fait obstacle, intellectuellement, à l'approche philosophique du monde ainsi qu'à la discussion rationnelle entre pairs. Il me semble qu'on commet ici plusieurs confusions, mais je voudrais avoir votre avis.
D'abord, on confond, me semble-t-il, plusieurs sens du mot socialisé. Si l'on veut dire que l'enfant n'a pas de milieu social, pas d'environnement avant l'âge de 7 ans ou de 10 ans, on fait dire à Piaget une absurdité qui ne mérite même pas une remarque sur ce forum. Si socialisation signifie l'engagement dans des échanges coopératifs, cela devient plus intéressant, car Piaget, lorsqu'il décrit les très jeunes enfants en activité, montre qu'ils ont tendance à juxtaposer des monologues. Les lipmaniens tentent au contraire de prouver que de très jeunes enfants sont capables d'échanger des arguments, et même des arguments construits, dès lors qu'on les met en situation de le faire.
Or c'est là, je pense, qu'il y a une deuxième confusion. Non seulement Piaget n'interdit pas de mettre les enfants en situation de se parler, mais il me semble qu'il encourage dans ses écrits pédagogiques la coopération, le travail en équipes, la libre expression, bref, autant de techniques éducatives qui vont plutôt dans le sens de Lipman. Et cette deuxième confusion me semble n'être possible que si l'on en commet également une troisième en ne voyant pas que Piaget, lorsqu'il se place d'un point de vue descriptif, n'est pas un écrivain normatif. Car on peut constater qu'à tel moment et dans tel contexte, les tout petits juxtaposent des discours sans véritablement dialoguer, sans supposer qu'il s'agit d'une loi naturelle. Le constructivisme est assez souple pour admettre qu'il n'y a pas de stades généraux qui auraient un caractère absolu: l'évolution intellectuelle dépend en grande partie de facteurs sociaux, environnementaux, même si, pour Piaget, les facteurs neurologiques ne sont pas à négliger: mais qui pourrait sérieusement le nier? Bref, il me semble qu'il n'y a pas chez Piaget de fatalisme et que les lipmaniens sont souvent constructivistes sans le savoir...
Je vous livre ces remarques parce que j'ai récemment découvert la référence à un article qui, sauf erreur, corrige la critique des lipmaniens et ce, dès les premiers succès de Lipman, en 1976. Je n'arrive pas à trouver cet article, et je fais appel aux lecteurs de ce forum pour le dénicher, en faire une copie, ou au besoin le mettre en ligne (avec l'autorisation de l'auteur ou de ses descendants).
Voici la référence:
H. J. Haas, The value of philosophy for children within the Piagetian framework, Metaphilosophy, 7 (1), pp. 70-75.
Merci.
Laurent Fedi