À l’occasion d’un bref échange avec un ami, s’est posée une question sur la nature égocentrique ou non de la pensée à l’œuvre dans la croyance.
Je venais d’achever la lecture d’une histoire des sciences, et je soutenais l’idée qui me paraissait évidente, que c’est en dépassant les croyances que la science progresse.
Mais l’ami en question m’a soutenu qu’il s’agissait là d’un « indécidable », car on peut également démontrer que l’absence de croyance est le fruit de l’égocentrisme. Selon lui, on pourrait affirmer par exemple que l'athéisme est préopératoire, car c'est l'impossibilité de se décentrer de ses intérêts individuels, (donc incapacité de décentration) et d'accéder à la transcendance (donc incapacité d'abstraction).
J’ai pensé qu’il pouvait être intéressant d’engager ici une discussion sur ce thème peut-être plus complexe qu’il n’y paraît.
— On pourrait ainsi résumer la question : les croyances sont-elles nécessairement égocentriques ?
Pour ma part, je maintiens ma réponse affirmative, tout en soumettant mes arguments à la critique du forum.
• Très tôt dans son œuvre, Piaget a pointé la croyance comme un des signes de la logique égocentrique, dont les « visions d’ensemble s’accompagnent d’un état de croyance et d’un sentiment de sécurité beaucoup plus rapidement que si les anneaux de la démonstration étaient explicités. » (Le langage et la pensée chez l’enfant, p.44)
Il s’agit là bien sûr de la logique de l’enfant (avant 7 ans). Mais, lorsque Piaget retrouve chez l’adulte des attitudes égocentriques, il pointe notamment des situations impliquant les croyances et leurs pratiques. Les « soliloques mystiques » où se retrouve le langage égocentrique de l’enfant (idem, p.63), ou encore « l’exubérance des symbolistes mystiques », où se retrouve « la justification à tout prix » conséquence du syncrétisme, et donc de l’égocentrisme (idem p.145), et bien sûr l’animisme, dont on sait l’importance dans les croyances, etc.
• Cela dit, l’argument que m’opposait mon ami semble situer la croyance à un autre niveau, celui de la « transcendance » et de l’« abstraction » qu’elle peut mobiliser.
Je suppose donc qu’il faisait référence à la pensée formelle, puisque nous serions là « du seul point de vue de la déduction et sans recourir au réel » (Piaget). À ce titre, l’athéisme pourrait être considéré comme l’impossibilité de s’abstraire des limites du concrètement accessible.
— La question deviendrait alors : dès lors qu’elle a recours à la logique formelle, la croyance échappe-t-elle à l’égocentrisme, ou tout au moins est-elle le signe d’un moindre égocentrisme ?
Pour ma part, je maintiens ma position et je réponds par la négative, car le problème est alors de situer la pensée religieuse dans cette structure qu’est la pensée formelle, sachant que le modèle piagetien doit toujours s’envisager dans une perspective génétique.
En effet, à toutes les étapes du développement, il y a les formes d’équilibres initiales, qui sont instables, et pour lesquelles tout doit être reconstruit. Et il y a les formes d’équilibres supérieures qui consacrent l’achèvement opératoire de la structure. Toute structure nouvelle commence par une phase régressive relativement à la structure précédente arrivée à sa maturité opératoire.
Il s’avère que Piaget a lui-même situé la « métaphysique » comme une forme immature de pensée formelle. C’est une fausse décentration, qui utilise certes de nouvelles capacités à envisager tous les possibles, sans plus se borner à la réalité sensible, mais de la manière la plus égocentrique qui soit. Cette pensée n’intègre pas encore les contraintes que s’imposeront les mathématiques et la logique.
Je crois qu’il n’est pas faux de dire, d’un point de vue piagetien, qu’il y a plus d’« intelligence » dans la logique qui s’exerce dans les formes d’équilibres supérieurs des opérations concrètes, que dans celle qui s’exerce dans les formes d’équilibres inférieurs des opérations formelles. Bien que pouvant être située au début de la pensée formelle (et encore, à certains égards seulement), Piaget a sans ambiguïté considéré la pensée religieuse ou métaphysique comme une pensée égocentrique, comme dans ce passage : « entre la technique et la science, il y a un moyen terme, dont le rôle a parfois été celui d’un obstacle : c’est l’ensemble des formes collectives de pensée ni technique ni opératoire et procédant de la simple spéculation ; ce sont les idéologies de tout genre, cosmogoniques ou théologiques, politiques ou métaphysiques, qui s’étagent entre les représentations collectives les plus primitives et les systèmes réflexifs contemporains les plus raffinés. » (Études sociologiques, p.69).
Bien que le langage deviendra progressivement essentiel pour la logique, au moment de son apparition il marque une régression, relativement à l’achèvement de l’intelligence sensori-motrice. À ce stade, l’enfant peut affirmer verbalement un raisonnement préopératoire (égocentrique), et en même temps résoudre par le geste des problèmes de même nature (décentration). La pensée formelle connaît un destin comparable en permettant, dans ses phases initiales, un discours hypothétique des plus débridé et des plus égocentrique.
La maturité logique ne signifiant pas la disparition des états ayant précédé le stade final, la théologie ou la métaphysique sont les vestiges adultes d’une période égocentrique, même s’ils appartiennent structuralement aux prémices de ce stade d’achèvement.
Selon moi, les croyances ne peuvent échapper à leur nature égocentrique. Ce qui ne signifie pas qu’elle n’ait pas un rôle essentiel à jouer dans le processus général de développement des connaissances, mais il s’agit là d’une autre question.
Toutes les opinions sur les arguments ici exposés sont les bienvenus. Merci.