J’ai récemment acheté un petit ouvrage titré Psychologie du développement cognitif, rédigé par Bernard Troadec (1998), et édité chez Armand Colin, dans la collection Synthèse Psychologie. Cet ouvrage, qui nous propose (en 4e de couverture) « une synthèse de la théorie piagetienne et des principales évolutions actuelles », s’avère être très critique sur la théorie de l’équilibration. Il m’a semblé intéressant d’ici proposer une discussion sur ce type de critiques de Piaget.
La pensée scientifique a cette noble singularité d’avoir une validité intrinsèquement temporaire. Ouverte vers son progrès, son heureux destin est d’être réfutée (K. Popper). Mais ce dépassement connaît deux modalités :
— Il y a la réfutation par la démonstration de la nature fondamentalement inexacte d’une théorie (telle la phrénologie de F. J. Gall qui, bien qu’ayant eu son heure de gloire scientifique, peut aujourd’hui être qualifiée de complètement fausse).
— Il y a la réfutation par la mise en évidence des limites d’application d’une théorie. Dans ce cas, les progrès de la connaissance réduisent son champ d’application (telle la physique d’I. Newton ramenée au « voisinage » de l’expérience humaine par la théorie de la relativité).
On voit bien que dans le 1er cas la connaissance s’étant fourvoyée il n’en reste quasiment rien. Alors que dans le second cas, une connaissance jadis dominante devient un cas particulier, toujours juste, de modèles plus généraux. La réfutation révèle donc, soit une erreur, soit une limite (avec certes des intermédiaires entre ces deux pôles).
Cette observation préalable me semblait utile pour notre sujet, car mon hypothèse (ici soumise à la discussion) est que la théorie de l’équilibration est de celles qui évoluent vers une limitation de leur champ de compétence, et non vers la découverte d’erreurs fondamentales qui viendrait effondrer tout l’édifice piagetien.
Or, ce fantasme d’effondrement anime certains critiques qui s’évertuent, de manière assez pathétique ( surtout lorsqu’il s’agit d’ignorance ou de paralogismes) à démontrer que Piaget s’est trompé.
Il y a eu les grandes oppositions « classiques », entre Piaget et Vygotsky, ou Wallon, ou Chomsky, ou encore une certaine philosophie (Merlau-Ponty et la question de la perception, etc.). Puis il y eut le « Faut-il brûler Piaget ? » de David Cohen, en 1981 (ensuite devenu « Piaget, une remise en question »). Mais je voudrais pour l’instant revenir au petit ouvrage évoqué au début, pour lancer le débat.
D’abord, je trouve gênant dans un ouvrage consacré à Piaget, surtout s’il est critique, que l’auteur donne des signes d’incompréhension de l’œuvre. Or dans cette Psychologie du développement cognitif, on peut lire à propos de « L’ancrage logico-mathématique » (p.13) que « La seconde condition d’une épistémologie scientifique est la compréhension de la logique sous-jacente aux connaissances. (...) Le développement de l’intelligence, selon Piaget, est alors celui d’organisations cognitives, ou de structures d’opérations, dont les formes seront de plus en plus proches des formes étudiées par le logicien et le mathématicien. Il est donc possible, selon Jean Piaget, de prendre les modèles issus de la logique et des mathématiques pour formaliser les structures du développement cognitif de l’enfant ».
Cette idée fausse n’est pas d’hier (S. Moscovici par exemple s’est, en son temps, dressé contre cette supposée réduction de l’homme à la logique). Piaget est ici conçu comme une sorte de platonicien qui à trouvé en la logique une forme parfaite en vue d’y assimiler l’esprit humain. Or Piaget démontre au contraire que la logique et les mathématiques sont l’aboutissement du développement des structures opératoires. C’est tout autre chose, car ce n’est pas la logique et les mathématiques qui servent de modèle à la psychologie, mais la psychologie qui sert de fondement à la compréhension de ces formes possibles de développement de la pensée que sont la logique ou les mathématiques. Cette inscription de Piaget dans la révolution copernicienne initiée par Kant, semble échapper à certains de ses lecteurs.
Mais pour introduire plus en détail les critiques portées à Piaget par cette Psychologie du développement cognitif, je propose à la réflexion le chapitre intitulé sobrement : « Comment extorquer des réponses ? » (en pp. 22 sq.). On y trouve en conclusion que Piaget n’a pas fait la preuve que le développement des structures opératoires précède l’aptitude à répondre correctement aux épreuves qui sont proposées à l’enfant (puisque les réponses sont extorquées !). Je trouve les explications de l’auteur assez nébuleuses. On y propose l’idée que la structure s’élabore au cours même de l’activité, en reprenant le débat avec Vygotsky et la place de l’interaction dans le développement. Le piagetien est ici présenté comme ignorant les interactions. C’est tellement inexact, qu’on pourrait même soutenir la thèse inverse, car dès ses premiers travaux sur l’enfant, Piaget affirme que « la capacité d’objectivité dépend elle-même de la socialisation de la pensée, puisque nous n’avons pas d’autre critère d’objectivité que l’accord des esprits » (Jean PIAGET, Les traits principaux de la logique de l’enfant, in : Journal de psychologie normale et pathologique, 1924, XXIe année, nos 1-3, Alcan, p.91). En réalité, il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, car le principe même du développement chez Piaget se trouve dans la rencontre entre les processus de construction interne et l’interaction.
Si cette Psychologie du développement cognitif soutient qu’un cerveau totalement inactif, coupé de toute interaction, ne développe pas de structures opératoires, certes. Mais en dehors de ce cas extrême, je souhaiterais alors que soit expliqué pourquoi les enfants de 5 ans n’ont pas la conservation, malgré toutes les sollicitations interactives auxquelles ils peuvent être soumis. Et pourquoi, une fois la conservation acquise, les remaniements de leurs jugements sur leur environnement physique se répandent-ils comme une traînée de poudre ? C’est l’éternel débat de l’œuf et de la poule, ou de la rivière et de son lit (comme disait Piaget) dont la théorie de l’équilibration propose justement un dépassement.
Je serais ravi que la théorie de l’équilibration révèle plus de ses limites, car cela voudrait dire qu’elle progresse, que la connaissance progresse. Mais pour entamer une cuirasse, sans doute faut-il plus sérieux que des pétards. Tant que les critiques adressées à l’œuvre de Piaget se borneront à ergoter sur les âges proposés pour l’apparition de telle ou telle compétence, à estimer insuffisante l’étude du rôle de l’affectivité (sans donner une définition claire de l’affectivité — qui à fait mieux que Piaget sur l’affectivité ? Voici une autre discussion qui pourrait révéler des surprises), ou encore à estimer insuffisante l’étude du rôle de l’interaction sociale, il n’y aura pas de quoi faire « brûler Piaget ». Sans doute parce que l’essentiel de Piaget n’est pas là. Il est plutôt dans cette grande idée du développement biologique de la pensée, s’inscrivant dans les fondements structuraux et fonctionnels de la vie. Ce constructivisme à un grand avenir.