Fondation Jean Piaget

Epistémologie de l'espace: Problématique

Introduction
Les conceptions agénétiques
Empirisme et conventionnalisme
Interaction constructrice sujet-objet


Introduction

Contrairement au nombre, l’espace constitue, avec le temps, une réalité à laquelle l’homme, et plus généralement l’animal, n’échappent à aucun moment. Toute action, quelle qu’elle soit, met en jeu quelque chose qui relève de l’espace. On ne saurait donc être surpris de retrouver l’espace parmi les formes les plus générales de la connaissance ou parmi les catégories premières au moyen desquelles nous nous adaptons au réel ou nous le pensons.

Le statut d’une science de l’espace

Les surprises commencent lorsqu’on considère non plus la notion générale d’espace, telle qu’elle apparaît au niveau du sens commun, mais la science de l’espace. Un problème se pose immédiatement: celle-ci se laisse-t-elle ranger parmi la mathématique pure, ou appartient-elle au moins en partie à la science physique? Les géomètres sont-ils principalement des physiciens ou des mathématiciens?

La réponse n’est pas du tout évidente. Il est vrai qu’il existe un très grand parallélisme entre le développement historique de la géométrie et celui du nombre. Plus on avance le long de cette histoire, plus il semble que la géométrie se détache de considérations pratiques et de l’observation des figures pour se transformer en pure science mathématique, cela en partie au moins de la même façon que l’arithmétique initialement figurale des grecs a progressivement laissé sa place à une science des nombres dans laquelle le support figural perd toute importance.

Mais d’un autre côté, il reste que l’espace appartient aux objets de la physique, en ce sens que les objets ont des propriétés spatiales.

Le statut qu’il convient de donner à la géométrie et le problème de l’origine de la connaissance spatiale sont des questions pour lesquelles il paraît difficile de proposer des réponses intégrées dans une conception unitaire. C’est pourtant ce tour de force que Piaget a réussi à accomplir grâce à sa méthode systématique et à sa connaissance tant de l’histoire des sciences que des étapes d’acquisition des conduites et des connaissances spatiales chez l’enfant.

Le problème de l’origine de l’espace

Le problème du statut qu’il convient de donner à la géométrie est étroitement lié à celui de l’origine de la connaissance spatiale. Faut-il chercher cette origine dans les propriétés spatiales de l’univers physique, dans la forme de ses objets visibles, ou encore dans les relations spatiales qui peuvent être découvertes entre ceux-ci, notamment en fonction de leurs déplacements? Ou bien cette origine se trouve-t-elle dans l’activité du sujet, comme c’est le cas de l’arithmétique?

La réponse à donner à la question de l’origine est ardue dans la mesure où celle-ci se déploie sur des niveaux très différents.
    – Comme l’a bien montré Kant l’espace joue un rle considérable sur le plan de la perception déjà;

    – à quoi Piaget ajoute, avec Poincaré, que l’espace joue un rôle tout aussi grand sur le plan de l’action sensori-motrice;

    – puis il y a bien sûr le plan de la représentation, sur lequel la connaissance spatiale se développe au moins partiellement en parallèle avec la connaissance arithmétique;

    – enfin vient le plan de la connaissance scientifique, avec le sort curieux qu’offre une géométrie qui paraît osciller entre une mathématique pure, comme la science des nombres, et une science quasi physique.
Lorsque l’on considère la totalité de l’oeuvre de Piaget, on ne sera donc pas surpris de découvrir que l’étude de la connaissance spatiale partage le sort de l’étude des connaissances physiques en ce sens qu’on la retrouve à tous les plans de la conduite humaine, et pas seulement, comme c’est le cas de l’arithmétique, sur le plan de la pensée représentative.

L’étude épistémologique et psychologique de l’espace ne pouvait manquer de refléter d’une certaine façon la bifurcation constatée dans le développement historique de la géométrie. Réunir au sein d’une conception épistémologique unitaire les géométries mathématique et physique, c’est simultanément réunir dans une théorie cohérente les multiples résultats de l’étude psychogénétique recueillis sur les différents plans de la connaissance spatiale.

La démarche psychogénétique illustrée par les recherches sur l’espace

La démarche systématique qui caractérise tous les travaux de Piaget trouve une excellente illustration dans l’ensemble des recherches psychogénétiques consacrées à l’espace. Cet ensemble tendait manifestement, dès le départ ou presque, à clarifier le statut des connaissances spatiales.

Dès la fin des années vingt et dès les années, trente Piaget engage en effet des études sur le dveloppement de l’espace chez le bébé et des enquêtes sur les représentations spatiales de l’enfant entre quatre et douze ans, études complétées dès la fin des années trente par des recherches expérimentales sur le développement de la perception.

Si l’on observe par ailleurs que, dès la fin des années vingt, Piaget donnait en parallèle à ces recherches un cours d’histoire des sciences lui permettant de prendre connaissance de l’histoire et des philosophies de la géométrie, on voit qu’il tenait en main toutes les cartes devant lui permettre de résoudre les problèmes généraux de l’épistémologie de l’espace.

Non seulement Piaget avait su dès les années trente définir les territoires de recherche lui permettant de résoudre le problème du statut des connaissances spatiales, mais de plus la façon dont il abordait les différents faits lui permettait d’en extraire la signification épistémologique.

Dès la fin des années vingt la comptence qu’il avait acquise sur le terrain biologique le conduisait en effet à formuler un ensemble déjà bien défini de solutions possibles à la question centrale de l’origine de ces connaissances.

Cet ensemble de solutions lui donnait une bonne idée de ce qu’il devait rechercher lorsqu’il abordait, sur les plans de l’action et de la représentation, puis très vite, sur le plan de la perception, la question de la genèse des connaissances spatiales: il s’agissait de recueillir les indices lui permettant d’adopter la solution épistémologique la plus vraisemblable.

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Les conceptions agénétiques

De manière générale, les solutions possibles au problème de l’origine de la connaissance spatiale, et donc de son statut épistémologique, sont au nombre de six. Certaines solutions laissent supposer que les fondements de cette connaissance ne sont pas construits mais sont immuables. Ce sont des solutions proprement agénétiques. D’autres au contraire affirment le caractère foncièrement génétique, sinon de l’espace, du moins de sa connaissance. Ce sont les solutions génétiques.

Mais cette dichotomie peut être par ailleurs croisée avec une trichotomie, selon que l’on considère que cette connaissance a son origine première dans le sujet, dans l’objet ou dans leur interaction.

Cette grille d’interprétation, à la fois des faits observés, mais aussi des solutions classiquement proposées par les philosophes, et par les psychologues et neurophysiologistes du dix-neuvième siècle, a certes quelque chose dun peu simplificateur. Selon les domaines, ou selon les auteurs, il peut y avoir des faits ou des solutions qui pourraient être rangés dans plusieurs cases du tableau. Celui-ci a pourtant l’avantage de faire ressortir les traits dominants de telle ou telle constatation ou de telle ou telle solution.

Parmi les solutions agénétiques, on peut ainsi distinguer celles qui accordent un primat plus ou moins radical au pôle objet de la relation sujet-objet. La meilleure illustration en sont les thèses platoniciennes, pour lesquelles, les connaissances spatiales existant de toute éternité, il suffirait d’exercer le regard de l’esprit pour pouvoir les contempler.

Quant à celles qui soutiennent que le fondement de ces connaissances est interne au sujet, on peut y ranger la thèse aprioriste de Kant: les jugements spatiaux reposent ultimement sur une intuition pure de l’espace, intuition qui précède logiquement toute perception d’un rapport spatial entre objets.

La troisième solution – l’interactionnisme agénétique – pour laquelle la dimension génétique apparaît sans importance ou reste à l’arrière-plan est illustrée par la théorie de la "Gestalt": l’interaction du sujet et de l’objet, par l’intermédiaire du canal des sens, provoquerait l’émergence de formes spatiales perceptives obéissant à des lois de champ semblables à celles rencontrées sur le terrain de la physique. Les caractéristiques de ces formes, la symétrie, la régularité, etc., issues de ces lois, permettraient à la perception d’être le fondement de la science géométrique. L’accord de la géométrie avec la réalité serait même directement assuré du fait que ces lois seraient les mêmes que celles constatées en physique (équilibre des forces, etc.).

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Empirisme et conventionnalisme

L’empirisme

Parmi les solutions qui considèrent le fondement de la connaissance spatiale comme non donné une fois pour toutes, mais comme progressivement acquis, la plus fréquente est naturellement la thèse empiriste qui attribue à la réalité extérieure la source de cette connaissance.

La justification est ici plus immédiate que pour l’arithmétique. Il paraît en effet évident que l’on peut non seulement constater l’existence de formes et de relations spatiales dans le monde extérieur, mais que de plus on peut lire sur les objets le résultat de transformations spatiales imposées par la physique de l’espace, sans donc que le sujet ne s’en mêle forcément.

Bien sûr cette solution pose tout de même le problème de la possibilité d’une science géométrique qui pendant longtemps a paru fournir le modèle d’une science rationnelle. Mais ce problème a paru s’effacer au dix-neuvième siècle lorsque les géomètres ont, non sans résistance, découvert la possibilité de construire de nouvelles géométries, contradictoires à la géométrie euclidienne, à partir de leur choix de refuser la "demande" d’Euclide selon laquelle deux droites parallèles ne se rejoindraient jamais, et en acceptant donc le postulat contraire, aussi absurde qu’il ait pu apparaître pendant des siècles.

L’intérêt de la découverte de géométries autres que celle d’Euclide est qu’elle permet de rapprocher la géométrie des sciences physiques.

Elle conduit en effet à se demander laquelle des différentes géométries est la plus conforme à la réalité, une question qui en un sens ouvrira la porte à la révolution einsteinienne en physique: l’espace physique obéit-il à des lois euclidiennes ou à des lois qui lui sont partiellement contradictoires?

Pourtant, en dépit de la confirmation que la thèse empiriste sur une origine physique de la connaissance géométrique paraissait trouver dans cette découverte, cette thèse était trop contraire aux démarches effectives des géomètres pour être vraiment convaincante: ceux-ci ne construisent pas leur science comme le font les physiciens.

Le conventionnalisme

La découverte des nouvelles géométries imposait tout autant, voire bien plus, l’idée d’une liberté créatrice propre à la pensée humaine. Cette liberté créatrice s’imposera à plusieurs savants et philosophes français de la fin du dix-neuvième siècle, qui proposeront une solution conventionnaliste radicale au problème de l’origine, sinon de toute connaissance spatiale, du moins de la science géométrique: les fondements de la géométrie ne sont rien d’autre que des conventions, qui peuvent certes êtres suggérées par des constatations empiriques, comme cela a été probablement le cas du fameux postulat sur les parallèles, mais auxquelles le géomètre n’est nullement tenu de se plier.

Dans le cas de l’empirisme comme du conventionnalisme un problème subsiste: celui de la nécessité manifestée par la géométrie, en dépit des vicissitudes liées à son histoire. Mais sur ce point la solution paraît s’imposer d’elle-même. La nécessité ne résiderait pas dans le contenu même de la science géométrique, mais dans la logique des déductions utilisées par les géomètres pour démontrer la vérité ou la fausseté des théorèmes, ou tout simplement pour produire de nouvelles affirmations à partir des axiomes de cette science.

Un premier tertium: l’empirisme logique

La conception épistémologique que suggère la géométrie du dix-neuvième siècle aux philosophes et savants qui s’interrogent sur le statut de sa vérité ou sur sa nature est donc celle d’une scission entre, d’un côté, le contenu des jugements géométriques, considéré comme soit empirique soit conventionnel, et de l’autre côté l’aspect formel de la géométrie, dont la nécessité est purement logique et n’a rien à voir avec la connaissance de l’espace en tant que telle.

Généralisée à la totalité des sciences mathématiques et physiques, cette thèse sera au coeur de l’empirisme logique, qui a dominé l’épistémologie anglo-américaine pendant les deux tiers du vingtième siècle, et qui ne fera rien d’autre qu’édifier à partir d’elle des constructions logiques de complexité croissante, en s’interrogeant trop peu sur sa validité empirique.

La confirmation empirique de la scission affirmée entre le contenu géométrique et la forme logique de la science géométrique, si elle s’avérait exacte, signerait ainsi l’ultime défaite de Kant qui, après être passé à côté de l’invention des nouvelles géométries esquissées dans les années mêmes où il proposait une conception épistémologique basée sur la croyance en l’unicité de la géométrie euclidienne, verrait s’écrouler le coeur même de toute sa construction: la croyance en l’existence d’une nécessité proprement interne à la pensée géométrique, d’une rationalité donc du jugement géométrique, venant s’ajouter à la nécessité empruntée à la logique.

La défaite de Kant, notons-le, ne serait pas encore celle du rationalisme, puisqu’elle laisserait le choix entre deux solutions: le retour au rationalisme logique de Leibniz ou bien le triomphe de l’empirisme, à supposer que les normes logiques elles-mêmes trouvent leur fondement dans l’expérience physique.

On le voit, l’exercice auquel se livre Piaget en psychologie génétique n’a rien de gratuit. Il doit permettre de trancher entre des thèses dont la portée dépasse la seule épistémologie.

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Interaction constructrice sujet-objet

Parmi les solutions possibles qu’offre le choix du primat à accorder au sujet ou à l’objet dans la construction de la géométrie, il reste une dernière possibilité: refuser ces deux positions exclusives et soutenir que cette construction résulte de l’interaction entre l’activité du sujet et la réalité sur laquelle elle porte.

Cette position, Piaget l’avait déjà rencontrée dans ses années de formation en biologie. Entre une biologie de type bergsonienne, mettant tout l’accent sur la créativité de la vie, et une biologie s’inspirant de la thèse lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis pour expliquer les formes et les propriétés des êtres vivants, il avait, avec certains biologistes français, adopté une position intermédiaire basée sur l’interaction du vivant et de son milieu.

Or en prenant connaissance des solutions épistémologiques apportées au problème de l’origine des connaissances géométriques, il découvre que la thèse de son maître Brunschvicg est de cette nature.

La thèse de Brunschvicg

Comme pour l’arithmétique enracinée dans les anciennes pratiques des savants chaldéens ou égyptiens, c’est dans les anciennes pratiques des techniciens géomètres qu’il convient de chercher l’origine de la science géométrique. Ces pratiques mettent constamment en présence une activité du sujet engendrant et copiant activement les formes du réel, avec ces formes elles-mêmes.

Il y a là tout un tissu de vérifications empiriques qui seraient susceptibles de constituer le point de départ d’une science qui, ensuite, se prolongera sur le plan de la raison, mais sans que celle-ci ne perde jamais de vue la réalité empirique.

Tout en proposant une solution qui accordera plus au sujet que son maître ne le fait, mais qui parvient à conserver le point de vue interactionniste, Piaget formulera à l’égard de Brunschvicg un des plus bel hommage qui soit en affirmant qu’il ne parvient pas à ressentir comme "extérieures" les thèses de ce philosophe (JP50a, p. 251).

Apports de la psychologie génétique

Pour résoudre de manière essentiellement empirique et non spéculative le problème de l’origine de la connaissance spatiale, Piaget considère tour à tour les plans de la perception spatiale, de l’espace sensori-moteur, et enfin de la représentation spatiale.

Ceci va l’amener à soutenir à son tour que cette connaissance est bien acquise et repose sur des formes qui se modifient sur chacun de ces trois plans. Comme Brunschvicg il va admettre que la construction de ces formes dépend en partie des interactions du sujet avec le milieu; mais, contrairement à son maître, il va pouvoir tirer profit des constatations qu’il a pu faire sur le terrain de la pensée arithmétique pour découvrir l’importance de l’ordre spatial interne des activités du sujet dans l’origine de la genèse de l’espace et de sa connaissance.

Chemin faisant, Piaget va aussi mettre en évidence la plus grande précocité d’acquisition de connaissances élémentaires concernant les relations topologiques entre objets, par rapport à l’apparition plus tardive des acquisitions concernant les relations projectives et euclidiennes. Ceci se révélera être une information fort précieuse pour la résolution du problème des relations entre le développement de la connaissance spatiale chez l’enfant et dans la science.

Cela lui permettra de soutenir la thèse selon laquelle l’ordre d’acquisition des notions géométriques se fait non pas conformément à l’ordre historique de construction des géométries scientifiques, mais conformément à l’ordre interne à l’édifice géométrique "final" auquel aboutit cette construction chez les mathématiciens bourbakistes (dont le projet était de faire pour la totalité des connaissances mathématiques connues au début de ce siècle ce qu’avait fait Euclide pour le savoir mathématique de son époque: intégrer la totalité de celui-ci au sein d’un édifice théorique unique).

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[…] un bébé de 8-9 mois ne possède assurément aucun sentiment de son moi individuel. Le moi est un produit social qui s’obtient par comparaison, puis par opposition, avec les autres «moi».