Fondation Jean Piaget

Les activités perceptives


L’activité visuelle est faite d’un changement incessant de points de fixation du regard (qui sont le résultat de déplacements molaires des yeux). Sauf situations de laboratoire tout à fait exceptionnelles, les illusions perceptives primaires elles-mêmes n’échappent pas à cette règle:
    Lorsque nous regardons la figure Müller-Lyer, nous ne cessons pas de déplacer très rapidement notre regard d’un point de la figure vers un autre point (fig. 47). Ces déplacements expliquent que cette illusion peut être plus ou moins grande. En contrôlant notre regard, il est ainsi possible de faire basculer presque volontairement des phénomènes perceptifs tels que le cube de Necker (fig. 50).
Il est dès lors bien évident que l’âge des sujets va certainement modifier la perception qu’ils ont de la réalité extérieure, tant il est vrai que nous dirigeons au moins partiellement nos regards en fonction de nos besoins ou de nos intérêts, ainsi que de l’interprétation que nous faisons de la réalité qui se présente à nous.

Piaget aurait pu s’en tenir à cette constatation qui, venant compléter ses recherches sur les effets de champ, aurait suffi à souligner l’importance de la percée effectuée. S’il ne l’a pas fait c’est en partie parce que la moitié du chemin la plus difficile, la plus éloignée du centre de ses intérêts, a déjà été accomplie; mais c’est surtout parce la seconde moitié du chemin va lui permettre non seulement de vérifier l’hypothèse selon laquelle le développement de l’intelligence intervient sur le développement de la perception, mais également de décrire un mécanisme très précis par lequel cette intervention est possible.

Les effets du développement cognitif sur la perception

Piaget a maintenant toutes les cartes en main pour montrer non seulement que l’intelligence dépend de moins en moins de la perception (ce que l’étude du développement des notions a montré de multiples manières), mais que, inversement, c’est la perception qui se voit de plus en plus réglée par les progrès de l’intelligence.

La vérification expérimentale des effets du développement cognitif se fait en trois temps (bien sûr ces vérifications ne se font pas successivement; elles progressent simultanément tout au long de l’avancement des recherches sur la perception).

(1) Le premier temps consiste en la découverte que certaines illusions perceptives ont la particularité non pas de diminuer d’importance avec l’âge, mais au contraire d’augmenter, avant de diminuer à nouveau. C’est le cas par exemple de l’illusion d’Oppel-Kundt (fig. 51), qui comme toute illusion repose à la base sur des effets de champ, mais dont la courbe d’évolution passe par un maximum vers l’âge de douze ans.

(2) Le second temps consiste à découvrir le mécanisme perceptif susceptible de faire accroître ou décroître l’importance des illusions perceptives. La notion clé ici sera celle de transport perceptif, sorte de précurseur sur le terrain de la perception de ce que sera la mesure dans le développement de la géométrie spontanée chez les enfants. Ces transports perceptifs, que Piaget introduira dans son modèle probabiliste, entraînent une augmentation ou une diminution des effets de champ.

(3) Quant au troisième temps, il consiste à comparer la courbe des illusions et plus généralement les courbes d’estimation de différentes grandeurs perceptives en fonction de l’âge avec celle des stades d’acquisition de certaines notions et opérations correspondant à ce qui est en jeu dans le contenu de la perception (c’est-à-dire la courbe des moyennes d’âge auxquelles les enfants accèdent à tel ou tel stade de développement des notions et opérations soupçonnées d’agir sur le développement des illusions ou des estimations perceptives étudiées).

Deux illustrations de l’effet du développement

Un premier exemple de cet effet probable du développement cognitif sur la perception porte sur la grandeur apparente des objets. Les résultats de cette première recherche sont déjà fort suggestifs: lorsqu’on demande à des enfants d’estimer cette grandeur, on constate d’abord un accroissement graduel des erreurs entre sept et dix ans, puis au contraire, de dix ans à douze ans, une amélioration des estimations. Or sept à dix ans est l’âge où l’enfant construit progressivement les notions et les opérations de géométrie projective, l’âge donc où ces notions posent problème.

Ce premier résultat a conduit Piaget, aidé ici par Lambercy, son plus proche collaborateur sur le plan des recherches en perception, à trouver une situation expérimentale qui soit plus démonstrative que la situation précédente.
    La situation proposée au sujet consiste à placer une tige A de 10 cm. à 1 m. du sujet, une tige C d’égale longueur à 4 m. Après estimation de leur longueur respective, l’expérimentateur introduit une troisième tige B, dont il fait constater l’égalité de longueur avec A, puis qu’il place non loin de C. Le sujet est alors prié d’estimer la longueur de C comparée à celle de A. Son niveau opératoire est ensuite testé (les enfants préopératoires ne savent pas déduire de A=B et B=C que A=C; les enfants de niveau opératoire maîtrisent eux parfaitement la transitivité logique).
Les résultats de la comparaison perceptive et de ses mises en correspondance avec le niveau de développement cognitif se répartissent en trois stades.
    Avant sept ans (en moyenne), l’enfant préopératoire voit A plus grand que C exactement comme il le voyait plus grand avant l’introduction de B. Après neuf ans, il annule l’erreur d’estimation perceptive faite avant l’introduction de B et il voit A égale à C. Entre sept et neuf ans, il sait que A égale C, mais il continue à voir A plus grand que C, quoique l’erreur d’estimation diminue.
On a donc là une démonstration très forte de la probable intervention du développement de l’intelligence sur la perception des enfants.

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[…] si la biologie est essentiellement, et presque passivement, soumise à son objet, cet objet […] c’est-à-dire l’être vivant, n’est autre chose que le sujet comme tel ou du moins le point de départ organique d’un processus qui, avec le développement de la vie mentale, aboutira à la situation d’un sujet capable de construire les mathématiques elles-mêmes.