Fondation Jean Piaget

Recherches sur les processus de construction cognitive


Au début des années septante, Piaget a épuisé le programme de ce que l’on pourrait appeler "la psychologie génétique classique", c’est-à-dire l’étude génétique du développement cognitif de l’enfant. C’est le programme qu’il s’était fixé lorsque, à la fin des années dix, il s’était tourné vers la psychologie pour résoudre le problème de la construction d’une épistémologie scientifique. Ce qui, croyait-il au départ, devait l’occuper pendant quelques années, l’a ainsi occupé pendant un demi-siècle!

Les dernières années de réalisation de ce programme lui ont permis de combler quelques lacunes, comme par exemple celle concernant le développement de la causalité dans ses rapports avec le développement de l’intelligence. Mais dès la fin des années soixante, une ancienne question remonte progressivement à la surface, celle de l’adaptation, ou celle des mécanismes de l’évolution biologique et du développement psychologique. Bien sûr ces questions n’ont jamais été oubliées. A toutes les étapes considérées, Piaget leur a consacré quelques travaux. Lors des études sur le développement de l’intelligence sensori-motrice, elles étaient d’ailleurs placées sur le même plan que la question de la genèse des notions et des formes cognitives. Mais dès la fin des années soixante elles tendent à passer au premier plan, ce qui est tout naturel, puisque le programme classique est pour l’essentiel achevé.

Au début des années septante, alors qu’il rédige les résultats des travaux sur la causalité, Piaget lance ainsi une toute nouvelle série de recherches sur ce qu’il appelle alors les mécanismes du développement. Un séjour à l’hôpital lui donne l’opportunité de réfléchir sur ce nouveau programme d’étude portant sur l’équilibration des structures cognitives, et même d’esquisser une modélisation des processus et des conduites réalisant cette équilibration (EEG33)

En prenant pour nouvel objet de recherche les processus de construction cognitive, Piaget n’abandonne pas pour autant cette ancienne psychologie génétique qui a été l’instrument principal d’élaboration de l’épistémologie génétique, mais qui, en retour, a énormément bénéficié de ce service rendu à l’épistémologie. Aussi étonnant que cela ait pu paraître à ses jeunes collaborateurs du Centre, qui étaient tentés par une autre voie, plus proche du paradigme de "l’information processing theory", pour étudier les processus constructifs, c’est en effet vers la psychologie génétique que Piaget se tourne toujours et encore pour obtenir des informations sur la nature de ces processus.

Il est vrai que ce recours à la psychologie génétique est complété par une attention renouvelée à ce que l’histoire des sciences peut apporter. Les réflexions passées des savants sur les raisons pour lesquelles ils ont construit telle ou telle partie de l’édifice scientifique deviennent par exemple des éléments d’information précieux, comme l’illustre l’ouvrage rédigé avec Garcia sur "Psychogenèse et histoire des sciences" (JP83b). Mais pour l’essentiel, c’est bien la psychologie génétique qui est utilisée.

Des travaux sur la prise de conscience (), sur l’abstraction réfléchissante et la généralisation complétive, sur les rapports constructifs entre le réel, le possible et le nécessaire, sur la dialectique des significations et sur le rôle des contradictions dans les constructions cognitives, sont réalisés, un peu dans la précipitation (EEG31, EEG32, EEG34, EEG35, EEG36, EEG37, JP74b, JP81). En plus de préciser les notions depuis longtemps évoquées pour expliquer le développement de la pensée rationnelle et des structures opératoires, tous contribuent à renforcer le caractère créateur des processus de construction cognitive, c’est-à-dire à montrer que la thèse, selon laquelle les nouvelles formes de pensée sont construites par abstraction réfléchissante et généralisation complétive à partir des formes antérieures, n’implique pas une prédétermination des premières au sein des secondes.

Remarques finales

En définitive, si l’oeuvre entière de Piaget en psychologie a été principalement guidée par une interrogation épistémologique, cela n’a en rien empêché son auteur d’apporter un nombre considérable d’informations sur la genèse, la composition et le fonctionnement du système psychologique. Comment expliquer cette fécondité d’une idée qui, à l’origine, était contenue dans la notion d’équilibre idéal? Probablement par le fait que, dès le départ, cette idée était le résultat d’une synthèse ou d’une assimilation réciproque de thèses et d’intuitions qui étaient elles-mêmes le résultat d’une longue histoire, faite d’observations, de prises de conscience et d’analyses réflexives.

Le jeune Piaget avait rappelé dans Recherche (JP18) cette énigmatique formule du christianisme «tu ne me chercherais pas si tu ne mavais déjà trouvé». Lorsque l’on saisit dans un seul regard le parcours de Piaget à travers la psychologie, on ne peut s’empêcher d’éprouver le sentiment, bien sûr trompeur, que tout était présent dans cet ouvrage de jeunesse.

A posteriori il est d’ailleurs aisé de comprendre pourquoi la notion d’équilibre idéal contenait en un sens la solution. C’est que le concept d’équilibre repose lui-même sur la notion de groupe. Pendant les années soixante, le triomphe du structuralisme et des modèles abstraits a provisoirement voilé le sens dynamique de cette notion. Les collaborateurs de Piaget, et peut-être Piaget lui-même, l’ont trop identifiée avec les "idéalités mathématiques" décrites dans les traités de mathématique. C’était oublier le caractère biologique, psychologique et fonctionnel du groupe que l’auteur des anciennes recherches avait à l’esprit.

Replongé dans l’activité psychologique, le groupe (et le groupement!) redevient un regroupement fonctionnel d’opérations tendu, dans le cas de l’esprit créateur (et donc en tout cas dans celui de l’enfant), vers la réussite d’une action ou vers la compréhension d’un phénomène ou d’un problème et de sa solution, et la notion d’équilibre idéal retrouve une partie du sens qu’elle avait chez le jeune Piaget.

C’est cette intuition qui réapparaît dans les travaux sur l’équilibration des structures cognitives, où celles-ci sont plus vues comme composées de systèmes et de sous-systèmes de schèmes coopérant ou s’affrontant au sein de l’activité téléonomique d’un sujet épistémique et psychologique (dans lequel les dimensions, d’abord biologiques, puis de plus en plus sociales, sont forcément présentes, même si non explicitées).

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[…] la psychologie ne consiste pas à traduire le fonctionnement nerveux en termes de conscience ou de conduite, mais à analyser l’histoire de ces conduites, c’est-à-dire la manière dont une perception, par exemple, dépend des précédentes et conditionne les suivantes.