Fondation Jean Piaget

De l'implication à la norme

[p.43] Les systèmes implicatifs de la pensée individuelle à l'état d'équilibre sont accompagnés, nous l'avons vu, [p.44] de sentiments de nécessité ou d'évidence logique. Mais il ne s'agit là que d'une nécessité de nature subjective, qui ne sera transformée en nécessité normative, objectivée en quelque sorte (c'est à dire rendue indépendante de la subjectivité individuelle) que par son insertion dans le réseau des échanges sociaux: «Si l'individu est conduit à introduire une certaine cohérence dans ses actions lorsqu'il veut rendre celles-ci efficaces, il est par contre obligé à cette cohérence lorsqu'il collabore avec autrui l'impératif hypothétique de l'action individuelle correspond à un impératif catégorique pour l'action collective»[1]. C'est la prise de conscience des lois implicites de la pensée individuelle et l'accord social sur leur élévation au statut de règles du jeu de la recherche commune de la vérité qui «transforme… en normes proprement dites les simples équilibres fonctionnels immanents à toute activité mentale ou même vitale»[2].

Le mécanisme de cette transformation est celui de l'équilibration des échanges sociaux qualitatifs en général, dont la logique ne représente qu'un secteur particulier.

Si pour Piaget, les éléments des structures du comportement psychologique de l'individu sont les actions et leur intériorisation en opérations, ceux du système des comportements sociaux sont les interactions entre individus. Or toute interaction sociale se constitue de comportements échangés (échanges affectifs, cognitifs, juridiques, économiques, etc.). Un tel échange repose alors sur trois composantes nécessaires et distinctes: un système de valeurs sur lequel se fondent les évaluations individuelles des termes de l'échange, un système de règles gouvernant la conduite des échangeurs, un système de signes exprimant les règles et les valeurs [p.45] (texte 20). Ces trois systèmes prolongent d'ailleurs sur le plan social les conduites individuelles dont les besoins et les intérêts (source des valeurs) représentent le réglage et le contrôle du fonctionnement, les règles la structure et les signes la représentation interne.

Tout échange qui dépasse le niveau du troc, en faisant intervenir une contre prestation à terme, repose sur une composition de valeurs actuelles et virtuelles. L'échange est équilibré lorsque les valeurs actuelles la prestation du bailleur et la satisfaction correspondante d'un besoin chez son partenaire, et les valeurs virtuelles l'obligation qui en résulte chez ce dernier à laquelle correspond un droit qu'il reconnaît au bailleur, se compensent exactement (texte 21).

Or les valeurs ne sont indépendantes ni du temps ni des individus: chacun estime ses prestations et ses satisfactions en fonction d'une échelle de valeurs qui lui est personnelle et que ne partage pas nécessairement tout partenaire, en outre, les droits et les obligations sont sujets avec le recul du temps à la surévaluation et à l'oubli respectivement, de telle sorte qu'au moment de la contre-prestation, il n'y aura plus égalité entre les valeurs virtuelles. Pour équilibrer l'échange, il faut par conséquent, d'une part, coordonner les échelles de valeurs individuelles des échangeurs et les évaluations résultantes, d'autre part, assurer la conservation des valeurs virtuelles au cours du temps, et leur actualisation à terme. Cette actualisation implique la possibilité de se référer aux valeurs reconnues antérieurement et par conséquent repose sur la réversibilité atemporelle de la pensée. Cette réversibilité correspond à une substitution mutuelle des points de vue qui constitue la réciprocité. Exécuter une obligation c'est en effet agir comme le désire l'ayant-droit.

La réalisation de ces trois conditions suppose l'adoption d'un système de règles «obligatoires», les normes, [p.46] qui prescrivent un ensemble d'opérations (correspondances biunivoques, etc.) «assignant de façon durable certaines relations et conditions d'équivalence aux valeurs en présence». Cette adoption peut reposer soit sur la contrainte unilatérale soit sur le consentement mutuel. Dans le premier cas, les systèmes semi-normatifs qui en résultent n'atteignent que les équilibres partiels de la régulation (texte 22), caractéristiques des équilibres économiques: «Les valeurs économiques… peuvent présenter des régularités mais ne sont pas senties comme «obligatoires» (elles ne sont que «déterminées») et échappent donc en partie à l'emprise des normes ou règles»[3]. Ainsi la pression de l'opinion publique engendre la «morale» des convenances, les rapports de force politiques les idéologies, la crainte religieuse les systèmes de dogmes et de mythes, l'autorité de la tradition les divers systèmes conventionnels: langage, grammaire, écriture, usages, protocole, rites, etc. Dans le second cas les systèmes éthiques, juridiques ou logiques qui reposent sur la réciprocité et leur structure d'équilibre sont proprement normatifs est celle du groupement.

Dans le domaine de l'action technique, la réciprocité se traduit par la coordination des actions ou des opérations de chaque partenaire «en un système opératoire dont les actes mêmes de collaboration constituent des parties intégrantes» (texte 23). Les opérations de mise en correspondance des groupements de deux partenaires constituent elles-mêmes un groupement. Leur expression sous la forme de règles explicites adoptées d'un commun accord en tant que règles des échanges de propositions logiques forme les «lois» de la logique (identit ou tiers exclu, non contradiction) qui sont couramment appliquées dans la discussion, lorsque par exemple l'on [p.47] rappelle à son interlocuteur une proposition qu'il a admise antérieurement pour lui faire observer qu'il la contredit actuellement.

Les échanges d'idées, sous la forme de propositions, sont également un cas particulier des échanges qualitatifs. L'individu x énonce une proposition rx ce qui correspond à la prestation. Son interlocuteur x' se trouve d'accord ou non, ce qui correspond à la satisfaction s(x'). Son accord (ou son désaccord) le lie pour la suite de la discussion, c'est l'obligation t(x'). Cet engagement de x' donne un droit v(x) à x d'attribuer à la proposition la valeur que x' lui a attribuée, cela pour la suite de la discussion. Les conditions de déséquilibre (égocentrisme ou contrainte) ou d'équilibre sont les mêmes que celles des échanges qualitatifs généraux: à la coordination des échelles de valeurs correspond l'usage d'un système de signes (langage), d'axiomes (vérités conventionnelles) et de définitions communs. Quant à l'accord sur les valeurs actuelles, la conservation des valeurs virtuelles et leur actualisation en tout temps, ils trouvent leurs équivalents en termes de valeur de vérité, c'est-à-dire de validité. Lorsque ces conditions sont réalisées la logique normative apparaît comme forme d'équilibre commune aux opérations de la pensée individuelle et au système de coopérations de la pensée socialisée (texte 24).

La genèse des normes morales (dont se différencient ultérieurement les normes juridiques) est parallèle à celle des normes logiques (texte 25). Ces dernières constituent en effet la forme d'équilibre des conduites relatives aux objets, tandis que les premières sont une conceptualisation logique de la forme d'équilibre des conduites relatives aux personnes. Ce parallélisme évolutif résulte de ce que la conduite forme une totalité fonctionnelle: «… si l'affectivité constitue l'énergétique de la conduite et si l'intelligence ou la perception en constituent la structure, alors tout naturellement [p.48] chaque transformation de la conduite sera simultanément une transformation de structure, et c'est la transformation intellectuelle, et une transformation dans les régulations énergétiques, et c'est la transformation affective»[4].

Les règles juridiques se distinguent des règles morales, principalement par le fait qu'elles régissent non pas les relations personnelles entre les individus mais les relations transpersonnelles entre fonctions sociales, dont les titulaires individuels sont substituables. Il s'ensuit que «le rapport moral consiste en un échange de valeurs désintéressées parce que chacun des partenaires se place au point de vue de l'autre en adoptant son échelle, tandis que le rapport juridique suppose une simple conservation des valeurs acquises du point de vue d'une échelle. commune ou générale, la loi coutumière ou le code. … La réciprocité des points de vue qui rend le rapport moral désintéressé est impliquée par les rapports de respect personnels tandis que la reconnaissance transpersonnelle suffit à la conservation des valeurs du point de vue d'une échelle générale. Il y a ainsi «groupement» des valeurs dans les deux cas, mais il ne s'agit pas des mêmes valeurs»[5].

Le droit ne fait néanmoins qu'exprimer (souvent avec un certain retard) et stabiliser l'ensemble des valeurs sociales qualitatives qui forment le contenu des échanges transpersonnels. L'équilibre extrinsèque du système juridique dépend donc, dans une large mesure, de l'équilibre général des échanges dans une société particulière et peut se maintenir… «même si pour la grande majorité des individus les obligations l'emportent sur les droits, lorsque la faible valeur des droits codifiés est compensée par l'existence de droits non codifiés, par la réciprocité [p.49] morale ou par les bénéfices dans les échanges économiques et qualitatifs»[6].

Quant à son équilibre intrinsèque, il est lié comme celui de la morale et de la logique, à l'insertion des relations réelles dans l'ensemble des possibles, qui transforme l'équilibre causal en équilibre implicatif, et à son prolongement dans les interactions sociales qui transforme les implications de la conscience individuelle en normes de la conscience collective.

Les systèmes normatifs en général et logico-mathématique en particulier forment, nous l'avons vu, une sorte d'interface entre deux systèmes matériels soumis aux lois causales: la neurophysiologie et la physique. Après avoir retracé les paliers de l'émergence des normes à partir du fonctionnement interne de l'organisme, il nous reste ainsi à examiner avec Piaget leur articulation avec la réalité physique extérieure.

L'histoire des mathématiques offre de multiples exemples de systèmes formels (nombres complexes, géométries non euclidiennes, calcul tensoriel, etc.) construits sans point de départ expérimental et sans préoccupation de modeler un processus physique quelconque, qui néanmoins souvent longtemps après leur élaboration trouvent un modèle physique. D'où provient alors cette préadaptation des cadres mathématiques à des expériences physiques imprévisibles au moment de leur construction?

La psychogenèse montre suffisamment que nous n'atteignons l'objet physique qu'à travers l'action et que la reconstruction mentale que nous en faisons et qui constitue la connaissance physique, ne s'effectue qu'en termes de nos propres opérations et structures mentales. L'adéquation de nos actions puis de nos opérations aux transformations du monde extérieur est alors assurée [p.50] dès le départ… «parce que la structure, psycho physiologique du sujet plonge ses racines dans la réalité physique, tout en étant la source des coordinations sensori-motrices puis intellectuelles qui aboutissent à la déduction logico-mathématique»[7]. Cette adéquation initiale est maintenue par la continuité du processus constructif logico-mathématique, dont, comme nous l'avons vu, chaque étape élargit et généralise les constructions de l'étape précédente tout en en conservant la validité à titre de cas particulier. Or cette généralisation progressive retrouve simultanément en profondeur les coordinations les plus générales de l'action qui sont à la source de l'adéquation initiale entre organisme et milieu. «Les lois générales de l'univers dont ces actions sont par ailleurs le produit, sont analysées de l'intérieur par la coordination des actes, et non pas du dehors par la pression des objets»[8]. «Ainsi les constructions nouvelles s'accordant de façon imprévue avec l'expérience physique sont dues à une recombinaison d'éléments opératoires génétiquement de plus en plus primitifs, que les actions plus simples sur la réalité immédiate avaient conduit à organiser autrement»[9].

L'objectivité des connaissances ainsi construites par assimilation aux cadres logico-mathématiques augmente en fonction de l'évolution de ces cadres eux-mêmes. L'assimilation initiale des interactions entre objets aux actions isolées du sujet donne lieu à une connaissance fortement teintée de subjectivisme car fondée sur son seul point de vue actuel. Tandis que l'assimilation de la réalité aux opérations, qui sont des systèmes d'actions coordonnées, donne lieu à une connaissance fondée sur une coordination corrélative de l'ensemble des points de [p.51] vue possibles en un tout cohérent et qui subsiste indépendamment de l'observation actuelle. Cette assimilation a pour, effet de relier l'observation actuelle à l'ensemble des observations possibles qui sont déductibles dans le système d'opérations. La nécessité du lien causal résulte ainsi de cette attribution d'une structure opératoire de nature implicative au système des faits physiques[10]. Dans la mesure où l'évolution psychogénétique puis historique des structures logico-mathématiques permet ainsi une reconstruction de plus en plus exacte de l'objet, l'objectivité de la connaissance apparaît comme la limite d'une suite d'approximations convergentes.

[1] Etudes sociologiques, p. 32.

[2] Le jugement moral chez l'enfant, p. 324.

[3] Etudes sociologiques, p. 100.

[4] Les relations entre l'affectivité et l'intelligence, p. 154.

[5] Etudes sociologiques, p. 201.

[6] Etudes sociologiques, p. 141.

[7] Introduction à l'épistémologie génétique, t. I, p. 348.

[8] Ibid., p. 351.

[9] Ibid., p. 352.

[10] Introduction à l'épistémologie génétique, t. II, p. 350.



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[…] c’est vers trois ans […] qu’apparaissent, dans le langage, les flexions, les cas et les temps un peu compliqués, les premières propositions subordonnées, bref tout l’appareil nécessaire aux premiers raisonnements formulés. Or ces raisonnements ont aussi pour fonction de construire, derrière la réalité sensible et immédiate, une réalité supposée et plus profonde que le monde simplement donné.

J. Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant, 1923, 3e éd. 1948, p. 203