Fondation Jean Piaget

Jean Piaget (1896-1980)

Origines, données d’état civil et carrière scientifique
Ecoles et études à Neuchâtel
La production intellectuelle
La reconnaissance scientifique


Origines, données d’état civil et carrière scientifique

Né le 9 août 1896 à Neuchâtel, Jean Piaget est issu d'une famille installée vers le milieu du dix-septième siècle à la Côte-aux-Fées, petit village du jura neuchâtelois. Son grand-père, royaliste, quitte l'Etat neuchâtelois à la suite de l'échec de l'insurrection anti-républicaine de 1856, et s'installe à Yverdon, dans le canton de Vaud. Cet exil familial sera bref. Arthur Piaget, père de Jean, né en 1865 et qui présente à Genève en 1888 une thèse de littérature médiévale, reçoit en effet la charge de la chaire de langue et de littérature romanes en 1894 à l'Académie de Neuchâtel (future université). En 1899 il est également nommé directeur des Archives de l'Etat. Il devient alors historien du canton de Neuchâtel, domaine où il publie un grand nombre d'études précises qui l'entraînent à combattre l'histoire jusqu'alors officiellement reconnue et soutenue (ce qui ne va pas sans provoquer quelques remous dans la société neuchâteloise).

En 1895, Arthur Piaget épouse Rebecca-Suzanne Jackson (née le 12 janvier 1872, décédée le 20 novembre 1942), personne dotée sans doute d'un fort caractère (en 1915, selon des coupures de journaux déposées aux Archives de l'Etat neuchâtelois, le Comité de la Croix Rouge allemande formulera une plainte en diffamation contre elle auprès du Tribunal de police, puis auprès du Tribunal fédéral). Dans son Autobiographie, son fils lui attribuera même un tempérament quelque peu névrotique qui n'a pas été sans conséquence pour lui. Arthur et Rebecca auront trois enfants, l'aîné, Jean, et deux sœurs Madeleine et Marthe (nées en 1899 et 1902).

Jean Piaget – dont toute la scolarité, jusqu’au doctorat en sciences naturelles compris, s'est faite à Neuchâtel – s'installe en 1921 à Genève, ville où se déroulera la plus grande partie de sa carrière universitaire, et où il épouse en 1923 Valentine Châtenay (née le 7 janvier 1899, décédée le 3 juillet 1983). De ce mariage naîtront trois enfants, Jacqueline en 1925 (le 9 janvier), Lucienne en 1927 (le 3 juin), et Laurent en 1930 (le 29 mai), qui seront les personnages centraux de trois des plus importants ouvrages de la psychologie scientifique du 20e siècle (La naissance de l’intelligence, 1936, La construction du réel, 1937, et La formation du symbole chez l’enfant , 1945). Cette année 1921, après un séjour de plusieurs mois à Paris où il rédige des premiers articles de psychologie scientifique et complète sa formation en philosophie des sciences, en logique et en psychologie, il est nommé chef de travaux à l'Institut Jean-Jacques Rousseau et privat-dozent à la Faculté des sciences de Genève (pour un cours de psychologie de l'enfant).

En 1925 il reprend la chaire de son professeur Arnold Reymond à l’Université de Neuchâtel, où il donne des enseignements de psychologie, de philosophie des sciences et de sociologie, tout en poursuivant à Genève son enseignement et ses recherches de psychologie de l'enfant. En 1929, il reçoit la charge de professeur d'histoire de la pensée scientifique à la faculté des sciences de Genève et devient, la même année, directeur du Bureau International de l'Education, directeur adjoint de l'Institut Rousseau, puis, en 1932, co-directeur, aux côtés de Pierre Bovet et Edouard Claparède, de cet Institut. En plus de ses travaux sur la mentalité enfantine et la psychogenèse de l’intelligence, il effectue des recherches et rédige un ouvrage sur Le jugement moral chez l’enfant dans lequel transperce l’héritage kantien. En 1936 il enseigne la psychologie expérimentale et la sociologie à Lausanne; de 1939 à 1952, il se voit confier la chaire de sociologie de l'Université de Genève, et en 1940, à la suite de la mort de Claparède, la demi-chaire de psychologie expérimentale ainsi que la direction du laboratoire de psychologie où il dirigera de nombreuses expériences sur la genèse des structures perceptives. En 1942 il est invité à donner des conférences au Collège de France (elles seront publiées en 1950 sous le titre "La psychologie de l'intelligence"), et de 1952 à 1963, il est appelé à enseigner à l'Université de Paris, où il succède à Merleau-Ponty. Dans les années cinquante et soixante il se voit également offrir un certain nombre de fonctions importantes à l'Unesco. En 1955, il crée enfin ce qui lui a certainement le plus tenu à cœur tout au long de cette imposante carrière: le Centre International d'épistémologie génétique, aux travaux desquels seront associés de prestigieux savants et philosophes.

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Ecoles et études à Neuchâtel

Le cursus scolaire suivi par le jeune Piaget est, pour l'essentiel, celui des enfants de son âge issus d'une famille bourgeoise. Il entre au Collège latin de Neuchâtel en 1907, au Gymnase en 1912, et enfin à l'Université de la même ville en 1915 où il obtient en 1918 son doctorat en sciences naturelles avec une thèse sur la taxinomie des mollusques du canton du Valais. Ses notes de licence en sciences naturelles sont excellentes. Au dire d'André Burger, époux de Marthe Piaget, il était une "tête de classe", mais "cela ne se voyait pas". Pourtant Jean, à partir au moins de dix ans, n'a jamais été un enfant et un adolescent comme les autres. Il cherche très tôt dans le travail un refuge contre l’angoisse et l'instabilité, parcourant en long et en large son canton, mais aussi le Valais ou la France voisine pour compléter ses collections de mollusques. Pourtant il ne fut pas un adolescent asocial. L'atteste sa participation active et son rôle de leader dans une association de jeunesse (le Club des Amis de la Nature) créée en 1893 par deux collégiens, dont P. Bovet, le futur directeur de l'Institut Jean-Jacques Rousseau. Les mêmes caractéristiques de travail et de collaboration se retrouveront lorsque Piaget sera appelé à organiser des groupes de recherche au sein de ce même Institut, ou lorsqu'il dirigera le Bureau International de l'Education et, surtout, le Centre international d'épistémologie génétique. Pendant une bonne partie de ses années d’étude au Collègue latin, puis au Gymnase et enfin à l’Université de Neuchâtel, il trouve le temps d’entreprendre de nombreux travaux d’histoire naturelle et des essais philosophiques étonnamment précoces et très vite valorisés par ses professeurs neuchâtelois et par des naturalistes suisses et étrangers. Ces travaux et ces essais sont le point de départ de sa future carrière de psychologue et d’épistémologiste.

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La production intellectuelle

Ayant acquis très tôt le goût de l'écriture (peut-être à l’image de son père qui, en 1909, fait paraître le premier volume d'une Histoire de la révolution neuchâteloise qui en comptera cinq), Piaget rédigera entre 1907, date du premier écrit, et 1980, date de son décès, un nombre impressionnant d'articles, livres, chapitres d’ouvrages collectifs, préfaces et autres textes de conférence. Le recensement le plus récent, qui date de 1989, chiffre à plus de sept cents (mille trois cent vingt deux si l'on inclut les traductions) le nombre de publications originales (dont plus de quatre-vingts livres rédigés, édités ou co-édités par Piaget). A l'égal d'un Darwin, Piaget avait en outre l'habitude de noter les idées qui lui venaient à l'esprit sur de petits carnets. Il n'est ainsi probablement pas trop faux d'estimer entre soixante dix mille et cent mille le nombre de pages manuscrites rédigées de sa main (il s’était donné pour règle – qu’il a suivie ! – d’écrire en moyenne 4 pages par jour ; multiplier par le nombre de jours et le nombre d’années, on arrive à une estimation du même ordre).

Basée sur une méthode systématique d’observation, de recueil et de classification de données biologiques, psychologiques et intellectuelles, sur une méthode d’intervention et d’entretien clinique avec les enfants spécialement créée pour mettre en lumière les caractéristiques de leur intelligence, enfin sur un usage approprié d’instruments de modélisation logico-mathématiques des structures de la pensée humaine, l’œuvre de Piaget a révolutionné et profondément enrichi notre connaissance de l’origine et de la genèse des formes, des catégories et des normes de la raison, ainsi que des soubassements des sciences physiques et logico-mathématiques. L’histoire future dira si sa contribution à l’essor de la connaissance de l’esprit humain est à l’échelle de celle d’un Aristote ou d’un Kant, deux auteurs dont il est proche par bien des traits.

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La reconnaissance scientifique

Cette reconnaissance a débuté très tôt, dès l'adolescence même, puisqu'avant ses 17 ans il recevait du directeur du musée d'histoire naturelle de Genève, Maurice Bedot, qui ne le connaissait que par de premiers écrits de classification zoologique, une proposition de venir occuper auprès de lui la place d'assistant en malacologie (branche de la zoologie qui traite des mollusques). Elle s'est ensuite considérablement élargie au fil des décennies, ce qu'attestent, outre les nombreuses charges auxquelles Piaget a été appelé, le nombre impressionnant de traductions, ainsi que la multitude de prix et autres honneurs scientifiques. Son premier ouvrage de psychologie (1923) a reçu des comptes rendus tout à fait élogieux, mentionnant notamment l'originalité et la perspicacité d'analyse de son auteur, ainsi que l'importance des résultats pour cette science. En 1926 ce volume est traduit en anglais; en 1929 en espagnol et en polonais. En tout, il sera traduit dans neuf langues. Si l'on considère que la quasi totalité des livres écrits ou édités par Piaget ont été traduits dans plusieurs langues (plus d'une quinzaine pour l'ensemble, dont le chinois, l'hébreu, le japonais, l'arabe, le russe, etc.), on voit que la diffusion géographique de l'œuvre est remarquable.

Parmi les jugements très positifs que reçurent ses premiers travaux en psychologie, il convient de citer celui du psychologue français Henri Delacroix, dans la mesure où il fut l’un des premiers à reconnaître pleinement et publiquement l'originalité de son jeune confrère. Ce jugement fut prononcé lors d'une conférence sur "Les trois systèmes de la pensée de l'enfant" donnée en 1928 par Piaget à la Société française de philosophie : «M. Piaget possède une qualité fort rare qui le met au premier rang des psychologues. C'est d'être aussi philosophe. Il sait poser les problèmes; il sait la valeur des solutions qu'il obtient. Il a de la philosophie et en particulier de l'épistémologie de notre temps une connaissance qui lui permet d'interpréter l'intelligence enfantine à la lumière de l'évolution générale de l'esprit humain» (1928, p.113).

Mais la liste des hommages (prix scientifiques ou doctorats honoris causa) est également impressionnante. En 1966, publié à l’occasion des soixante-dix ans du savant, l’ouvrage Psychologie et épistémologie génétique, thèmes piagétiens retenait déjà quatorze doctorats honoris causa. En tout, ce sera plus de trente. Parmi la dizaine de récompenses scientifiques, on relèvera, en 1972, le prix Erasme, et, en 1980, le prix Balzan, sorte de Nobel pour les sciences de l'homme, alors délivré pour la première fois. Enfin, l'appui de la Fondation Rockfeller en 1953-54 pour la création d'un centre international de recherche novatrice en philosophie des sciences montre que la reconnaissance ne porte pas seulement sur l'œuvre psychologique, mais aussi sur l'épistémologie génétique, qui est de fait l’objectif principal de toute la carrière scientifique de l’auteur.

Dernière indication de la reconnaissance internationale, cette fois plus populaire: un grand nombre d'articles rédigés dans la presse internationale lors de son décès ont été rassemblés dans un ouvrage co-édité par les Archives Piaget, le Centre International d'épistémologie et la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation de l'Université de Genève. Environ vingt articles à Genève, plus d'une vingtaine dans les autres cantons romands, environ une quinzaine en Suisse allemande, six au Tessin, plus d'une dizaine en Allemagne, quatre en Angleterre, plus de dix en Espagne, une vingtaine en France, quatre en Italie, un en Pologne, cinq au Portugal, un article dans le journal du Vatican, quatre articles au Canada, huit articles aux Etats Unis, plus de dix en Argentine, et également plus de dix au Brésil, quatre en Colombie, quatre au Mexique, six en Uruguay, un article en Chine, un en Côte-d'Ivoire, deux en Israel, quatre au Japon, un au Liban, deux en Australie sont ainsi mentionnés ou reproduits dans cet ouvrage, et il est certain que bon nombre d'autres textes ont échappé à ce recueil. Ceci montre que, quelle que soit la compréhension que l'on s'en est faite, l'œuvre de Piaget a eu au 20 e siècle un impact sur un très grand nombre de personnes, enfants ou adultes, en Suisse, en Europe, en Afrique, dans les Amériques du Nord et du Sud, en Asie enfin. De tous les savants suisses de ce siècle, peu, sinon aucun, ont rencontré une reconnaissance scientifique et populaire aussi grande.

Aujourd’hui, les principales découvertes faites par Piaget et ses nombreux collaborateurs sur le terrain de la psychologie du développement intellectuel sont à la source de la plupart des recherches actuelles sur l’intelligence pratique et conceptuelle de l’enfant. Il est à bien des égards souhaitable que l'originalité et la profondeur des conceptions pluri- et transdisciplinaires élaborées à partir de ces découvertes par celui qui en est l’initiateur ne soient pas perdues de vue.

Jean-Jacques Ducret, 1990 et 2006



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[…] une opération est essentiellement une action réversible, puisqu’à une opération donnée (comme +A ou +1) on peut toujours faire correspondre son inverse (–A ou –1): c’est cette réversibilité qui fait comprendre à l’enfant la conservation d’une quantité ou d’un ensemble en cas de modification de leur disposition spatiale, puisque, quand cette modification est conçue comme réversible, cela signifie qu’elle laisse invariante la quantité en question.

J. Piaget, Problèmes de psychologie génétique, 1964, (1ère publication en russe, en 1956), in Six études de psychologie, p. 149